+†+Yesus Kristus azu+†+

« Il n’est pour l’âme aliment plus suave que la connaissance de la vérité » (Lactance)

La Papauté au IIè siècle : le témoignage de saint Irénée de Lyon (vers 125-vers 202)

Dossier la Papauté : ici

Saint Irénée de Lyon (vers 125-vers 202), disciple de saint Polycarpe de Smyrne (vers 69-155), lui-même disciple de l’apôtre saint Jean, est un témoin de premier ordre de la Papauté dans l’Église primitive. Voici son témoignage archi-connu :

« Mais, comme il serait trop long de rappeler ici les noms de tous ceux qui ont successivement dirigé chacune des Églises, il suffira de rappeler les noms de ceux qui se sont succédé dans la direction de celle de ces Églises qui est la plus ancienne, la plus célèbre, celle qui fut fondée à Rome par les glorieux apôtres saint Pierre et saint Paul, qui a reçu d’eux-mêmes le précieux dépôt de la tradition et de la foi prêchée chez toutes les nations ; et nous laisserons en dehors de la communion des fidèles tous ceux qui, soit pour satisfaire leurs passions ou une vaine gloire, soit par aveuglement, soit par perversité, ont quitté les sentiers de la vérité. Car c’est à cette Église de Rome, à cause de sa primauté [ou « de son origine plus excellente », selon certaines traductions], que doivent se rattacher toutes les autres Églises et tous les fidèles répandus sur la terre, la considérant comme le principal dépôt de la tradition transmise par les apôtres. » (Contre les hérésies, III, 3, 2)

Saint Irénée a initialement écrit en grec mais l’original est perdu et il ne nous reste plus que des traductions latines. Voici le texte latin dont nous disposons :

« Sed, quoniam valde longum est, in hoc tali volumine, omnium Ecclesiarum enumerare successiones, maximæ et antiquissimæ, et omnibus cognitæ a gloriosissimis duobus apostolis Petro et Paulo Romæ fundatæ et constitutæ Ecclesiæ, eam quam habet ab apostolis traditionem et annutiantam hominibus fidem, per successiones apostolorum pervenentiem usque ad nos indicantes, confundimus omnes eos qui quoquo modo, vel per sibi placentia, vel vanam gloriam, vel per cæcitatem et malam sententiam, præterquam quod oportet colligunt. Ad hanc enim Ecclesiam, propter potiorem principalitem, necesse est omnem convenire Ecclesiam, hoc est eos qui sunt undique fideles, in qua semper ab his qui sunt undique conservata est ea quæ est ab apostolis traditio. »

Ce passage est clair comme de l’eau de roche. Cependant les contestations se font entendre de partout chez les chrétiens non-catholiques, reconnaissant dans ces quelques mots une preuve implacable en faveur de l’Église catholique, si on les comprend dans leur signification la plus obvie. La meilleure preuve que ce texte démontre la Foi de saint Irénée en l’infaillibilité du Pape, est l’acharnement que les auteurs non-catholiques mettent à en détourner la signification ! En effet, l’abbé Charles-Emile FREPPEL, lors d’un cours d’éloquence chrétienne donné à la Sorbonne en 1860 sur ce fameux passage, a put dire, après une explication détaillée du texte (que nous reproduirons plus bas) et avant de lui faire passer la contre-épreuve des arguments adverses, que :

« La persévérance et l’insuccès de leurs efforts pour éluder un témoignage si embarrassant prouvent à la fois l’importance du passage et la difficulté qu’on éprouve à le détourner de sa véritable signification. » (Saint Irénée et la primauté du pape. Leçon faite à la Sorbonne en 1860 par M. L’abbé FREPPEL, Doyen de Ste Geneviève, professeur à la Sorbonne, p. 16. Extrait des oeuvres de Mgr Freppel Tome IV, Saint Irénée et l’éloquence chrétienne dans la Gaule pendant les deux premiers siècles)

Puis, après avoir exposé et réfuté chacune de leurs objections :

« Je crois, Messieurs, la contre-épreuve suffisante. Les explications tentées par nos adversaires sont la meilleure confirmation de notre sentiment. Pour échapper à l’argument que nous lirons du texte de saint Irénée, ils sont obligés de recourir à des interprétations aussi arbitraires que frivoles. Dès lors, le témoignage si éclatant du disciple de saint Polycarpe en faveur de la primauté du siège de Rome continue d’accabler les sectes dissidentes du poids de son autorité. » (FREPPEL, p. 24)

L’attitude de nos adversaires suffit donc à établir que la lettre de ce passage prouve la Papauté. Parallèlement, cela signifie qu’il suffit de réfuter leurs objections, afin d’en détourner la signification, pour prouver que le texte brut, sans dénaturation de son vrai sens, de saint Irénée de Lyon, homme de la deuxième génération après les apôtres, témoins de la Tradition d’Asie mineure, de Gaule de d’Italie, croyait en l’infaillibilité de l’Evêque de Rome !

A cette fin, après une explication détaillée du texte, nous réfuterons toutes ces objections les unes après les autres.

Voici le plan de notre étude :

I) Explication du texte

II) Réponses aux objections

Objection n°1 : l’Eglise de Rome n’est pas « la plus ancienne »

A) « La plus ancienne » est une manière de dire « la plus importante »

B) Origène (vers 185-vers 254) utilise aussi cette formulation

C) « La plus ancienne » est peut-être une erreur de traduction

Objection n°2 : « convenire ad » signifie « se rendre à » et non « s’accorder avec »

A) La traduction « se rendre à » n’est pas réaliste dans le contexte

B) La traduction « se rendre à » renforcerait de toute façon paradoxalement la Papauté

C) Les trois premiers siècles de l’Eglise donnent beaucoup d’exemples de chrétiens venus à Rome pour des motifs exclusivement religieux

Objection n°3 : la foi romaine se serait conservée grâce aux chrétiens de passage et non grâce aux évêques de Rome

A) Une Tradition enseignée de droit divin par les Evêques dans la pensée de l’auteur

1) C’est la doctrine de saint Irénée

2) Une doctrine identique chez saint Ignace d’Antioche, Tertullien, Origène et saint Cyprien de Carthage

B) Une application à Rome a fortiori

C) L’auteur dresse la liste des Evêques de Rome comme canal de cette Tradition

1) Il ne l’aurait pas fait s’il avait voulu parler d’une transmission de la foi par des chrétiens non-romains

2) Il termine en précisant que c’est « Par cette succession des évêques, la tradition et le dépôt de la vérité que l’Église a reçus des apôtres ont été transmis jusqu’à nous« 

3) Il prend l’exemple précis de la lettre de saint Clément aux Corinthiens

4) Il prend ensuite deux autres exemples d’Églises dont la parfaite doctrine s’est faite par les évêques

Objection n°4 : les chrétiens seraient « venus de partout » à Rome non à cause son autorité religieuse mais parce que c’était la capitale politique

A) La principauté politique : une interprétation rendue impossible par le texte et le contexte

B) L’Eglise s’étendait déjà bien au-delà des limites de l’empire romain

C) Toutes les Eglises apostoliques ont la « principalitas », mais Rome en a une supérieure

1) Sous la plume de saint Irénée « principauté » veut dire « apostolicité »

2) La supériorité des Eglises fondées par les apôtres chez saint Irénée et Tertullien (vers 155-vers 230)

3) La supériorité de l’apostolicité de l’Eglise de Rome

D) Les motifs religieux de la venue à Rome de ces chrétiens « de partout »

E) C’est « toute Eglise » qui doit « convenire ad » l’Eglise de Rome

Objection n°5 : l’exemple de Rome serait conditionnel et lié à son orthodoxie de fait et non à son infaillibilité de droit

A) Une objection réfutée par notre réponse à l’objection n°4

B) Il faut s’accorder avec l’Eglise de Rome en raison de sa « principauté supérieure »

C) L’origine apostolique de cette « principauté » et donc de sa « supériorité »

D) Selon saint Irénée les évêques sont infaillibles par « un charisme sûr de vérité » et non grâce un processus humain : l’obligation pour être dans la vérité d’être en communion avec l’Eglise de Rome n’est donc pas une nécessité circonstancielle, mais une condition de ce charisme

E) Une nécessité morale découlant de l’infaillibilité

F) Deux exemples convergents

1) Saint Grégoire de Nazianze (329-390)

2) Saint Théodore Studite (759-826)

Objection n°6 : saint Irénée se serait opposé au Pape dans l’affaire de la Pâques

Objection annexe : saint Irénée aurait parlé de l’Eglise de Jérusalem comme supérieure à celle de Rome

III) Une autre preuve de la Papauté chez saint Irénée : sa mission à Rome après l’épreuve de martyrs de Lyon

I) Explication du texte

Le sens du passage est clair. Cependant, l’éclairage de quelques théologiens qualifiés nous permettra d’encore mieux voir la manière dont ce paragraphe prouve l’autorité romaine. Nous produisons les explications du Dictionnaire de théologie catholique, du Cardinal Louis BILLOT, le premier ecclésiologue au sens moderne, du Père Thomas PÈGUES, OP, de Dom René MASSUET, célèbre patrologue bénédictin, et l’abbé Charles-Emile FREPPEL. Les quatre sont intéressants, mais celle de l’abbé FREPPEL est assez longue et peut être passée par ceux qui voudraient au plus vite connaître les réponses aux objections.

Le Dictionnaire de théologie catholique :

« Nous n’avons pas l’original grec. Le texte du traducteur est assuré, sauf quatre expressions. Antiquissimæ ne signifie pas « la plus ancienne. » Irénée lui-même rappelle, l. III, c. XII, n. 5, col. 897, que l’Eglise de Jérusalem fut celle où toute l’Eglise commença, métropole, en ce sens, des citoyens du Nouveau Testament. Massuet, Dissert., III, a. 4, n.31, P. G., t. VII, col. 278, pense que le grec devait être άχαιοτάτης, mal traduit par antiquissimæ au lieu de præcipuæ ac principis. Peut-être serait-il préférable de garder antiquissimæ, en traduisant, avec Bossuet, Sermon sur l’unité de l’Eglise, IIe point, dans Œuvres, édit. F. Lachat, Paris, 1863, t. XI, p. 610, par « très ancienne ». » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

« Puisqu’il est nécessaire que toutes les Eglises se conforment à l’enseignement de l’Eglise de Rome, il faut que l’Eglise de Rome soit infaillible sinon toute les Eglises pourraient se trouver dans l’obligation d’embrasser l’erreur. L’indéfectibilité de l’Eglise, implicitement contenue dans le necesse est omnem convenire Ecclesiam, est énoncée ailleurs d’une façon plus directe. […] C’est qu’elle est « l’Eglise de Dieu. » L. I, c. VI, n. 3 ; c. XIII, n. 5, col. 508, 588. La foi que nous tenons de l’Eglise échappe à toutes les vicissitudes, à tous les changements, car « elle vient du Saint-Esprit qui la rajeunit sans cesse, comme un dépôt du plus grand prix conservé dans un vase précieux qui rajeunit le vase lui-même. » L. III, c. XXIV, n. 1, col. 966. « Cette fois est un don de Dieu, continue Irénée, comme le fut le souffle donné à Adam pour vivifier tous ses [col.2438 fin / col.2439 début] membres. En elle (P. Batiffol, L’Eglise naissante et le catholicisme, p. 247, n. 4, propose de lire in ea, en entendu de l’Eglise, au lieu de in eo que porte le texte de Massuet et qui se rapporte à hoc enim Ecclesiæ creditum est Dei munus) a été déposée la communication du Christ, c’est-à-dire l’Esprit-Saint, arrhes de l’incorruptibilité, confirmation de notre foi, échelle de notre ascension à Dieu. Car dans l’Eglise Dieu a établi. . . toute l’opération de l’Esprit. Ubi enim Ecclesia ibi et Spiritus Dei, et ubi Spiritus Dei illic Ecclesia et omnis gratia ; Spiritus et autem veritas. » […] Tout cela étant, l’Eglise est le critère suprême de la vérité, la règle de foi ultime. Pas de règle de la vérité possible chez les hérétiques qui suivent leurs pensées propres, leurs opinions particulières et aboutissent, de la sorte, à une incroyable diversité de doctrines, l. III, c. XII, n. 6, col. 898 [ndlr : c’est exactement le problème des protestants qui, de fait, n’ont pas de règle de la foi]. « La prédication de la vérité, la règle de notre salut, la voie qui mène à la vie, les prophètes l’ont annoncée, le Christ l’a établie, les apôtres l’ont transmise, partout l’Eglise l’offre à ses enfants. » Dem., c. XCVIII, p. 730. « Là donc où ont été placés les charismes du Seigneur c’est là qu’il faut apprendre la vérité, chez ceux qui ont dans l’Eglise la succession apostolique. . . Ils gardent notre foi au Dieu unique, créateur de toutes choses ; ils augmentent notre amour pour le Fils de Dieu, qui pour nous a disposé de si merveilleuses choses ; ils nous exposent les Ecritures sans péril d’erreur, sans blasphémer Dieu, sans insulter les patriarches, sans mépriser les prophètes. » Cont. hær., l. IV, c. XXVI, n. 5, col. 1056. Non oportet adhuc quærere apud alios veritatem quam facile est ab Ecclesia sumere, cum apostoli, quasi in depositorium dives, plenissime in eam contulerint omnia quæ sint veritatis, uti omnis quicumque velit sumat ex ea potum vitæ, l. III, c. IV, n. 1, col. 855. » (Ibid.)

Nous reparlerons plus bas de la signification que peut avoir « antiquissima ».

Le Cardinal Louis BILLOT, SJ :

« Premièrement, saint Irénée ne dit pas qu’il faut faire référence à cette église [de Rome] à condition qu’elle ne se trompe pas lorsqu’elle enseigne la foi. Il s’exprime sans condition en disant qu’il ne peut pas se faire que tous les fidèles, c’est-à-dire tous les membres de l’Eglise catholique [ndlr : ici le terme de catholique est à comprendre dans son sens adjectival premier d’universel], ne s’accordent pas avec cette église romaine. Deuxièmement, si ce siège de Rome définissait une hérésie en l’imposant à croire à toute l’Eglise, les fidèles de tout l’univers ne devrait pas lui obéir en recevant cette définition. Au contraire, il serait plutôt nécessaire qu’ils rompissent avec un siège qui ferait une telle définition et qui excommunierait les récalcitrants. Troisièmement, la raison pour laquelle il est nécessaire que les autres églises particulières s’accordent avec cette église de Rome est que celle-ci possède l’autorité suprême. Or, si cette autorité suprême est le motif qui pousse les autres églises à dépendre de Rome, ce motif doit toujours demeurer le même à chaque époque de l’histoire. Et il cesserait d’être ce qu’il est si à un moment ou un autre de l’histoire ce siège n’avait plus l’autorité sur les autres, et leur était au contraire inférieur, s’il définissait une hérésie et méritait ainsi d’être repris par les autres. Dans ce cas, l’église de Rome serait obligée de s’accorder avec les autres églises particulières et de subir leur correction. Enfin, pourquoi est-il nécessaire de s’accorder avec cette église ? Parce que c’est en son sein comme au centre de l’Église que la tradition venue des apôtres s’est toujours conservée. Or, ce motif ne pourra jamais cesser, puisque les différentes églises particulières ne peuvent pas ne pas s’accorder avec l’église de Rome, si elles doivent conserver leur unité. Donc, il n’arrivera jamais, à un moment ou un autre de l’histoire, que les fidèles ne soient plus obligés de dire : nous nous rattachons à l’église de Rome car elle est la racine, la tête et le centre de la tradition. En effet, dans le corps humain, le sang s’écoule du cœur vers les autres membres, comme à partir de sa source et de son centre, afin de revenir sans cesse des autres membres vers son centre ; de même aussi, la tradition apostolique qui s’est toujours conservée s’écoule de sa source et de son centre, qui est le siège apostolique et parvient aux autres églises particulières, avant de revenir à son centre. Si le sang qui procède du centre du corps, c’est-à-dire du cœur, se corrompait et se desséchait, le corps tout entier ne périrait-il pas instantanément, en se corrompant ? De même, si le siège apostolique, qui est le centre ou le cœur de toute l’Église, la source et la racine de toute la tradition, corrompait lui-même la tradition, comme celle-ci doit se purifier et se conserver dans sa source et dans son centre, n’irait-elle pas infecter de son poison tout le corps de l’Église, dès lors qu’elle serait elle-même empoisonnée dans sa propre racine ? Et qu’on ne dise pas que cette racine puisse ensuite revivre et retrouver sa santé. En effet, durant cette période où la tradition aurait défailli, il ne serait plus nécessaire que toutes les églises particulières s’accordassent avec le siège de Rome. Au contraire, tant que durerait cette défection, il serait plutôt nécessaire que toutes les églises de toute la terre évitassent de se rattacher à ce siège en s’accordant avec lui dans la profession des dogmes de foi. » (L’Eglise, Courrier de Rome, 2010, n° 1007, tome 2, page 496-497)

Le Père Thomas PÈGUES, O.P., écrit indépendamment de ce passage de saint Irénée quelque chose qui le rejoint parfaitement dans la nécessité de l’infaillibilité qu’implique le devoir de communion. Ces propos sont rapportés dans l’article suivant :

Pourquoi l’infaillibilité du Pape est-elle nécessaire ?

Le Cardinal BILLOT synthétise ainsi la pensée que Dom René MASSUET, O.S.B. (1666-1716) exprime dans sa IIIème dissertation sur la doctrine de saint Irénée, n° 31 (PG, 7 (1)/278-279) :

« On remarquera ici quel est le sens de ce passage. Le texte ne veut pas dire que les fidèles éloignés du siège de Rome par la distance locale doivent s’y rendre, car cette idée serait absurde. Le texte veut dire qu’il est nécessaire de s’unir et de s’accorder avec Rome en matière de foi et de religion. Et saint Irénée en indique la raison : même si les autres églises jouissent de l’autorité sur leurs propres sujets, à l’intérieur de leurs propres limites, l’autorité dont jouit l’église de Rome est bien plus grande, car elle s’impose à tous en raison de son autorité suprême et de son primat, elle est à la tête de tous les fidèles et tous lui sont soumis. » (L’Église, Courrier de Rome, 2010, n° 879 tome 2, page 414)

L’abbé Charles-Emile FREPPEL, qui deviendra un célèbre évêque d’Angers :

« [Après avoir cité le paragraphe, il commente : ] Voilà, Messieurs, ce qu’écrivait un évêque des Gaules vers la fin du IIe siècle ; et je ne crois pas qu’un évêque français, parlant au XIXe, après les luttes nombreuses qui ont obligé la langue ecclésiastique à plus de précision et de clarté, je ne crois pas, dis-je, qu’il puisse s’exprimer sur la suprématie de l’Église romaine dans des termes plus justes ni plus énergiques. Aussi ce célèbre passage a-t-il été regardé de tout temps comme une preuve péremptoire du sentiment de l’Église primitive sur la primauté du Pape. Avant de l’examiner de près, permettez-moi de suivre jusqu’au bout le raisonnement de saint Irénée. Après avoir réduit toute la question à savoir ce que l’on croit et enseigne à Rome, il dresse le catalogue des Évêques de celle ville depuis la mort des Apôtres jusqu’à la fin du IIe siècle. […] Puis, après avoir cité les noms des douze premiers évêques qui ont occupé le siège de Rome à partir de saint Pierre, l’auteur ajoute ces remarquables paroles :

« C’est donc cet ordre et par cette succession qui est arrivée jusqu’à nous la Tradition des apôtres dans l’Eglise et la prédication de la vérité. Par là nous démontrons pleinement que la foi conservée jusqu’à nos jours et transmise en toute vérité est la foi une et vivifiante confiée à l’Église par les Apôtres. »

Cela posé, discutons la valeur de ce témoignage. […] L’argument que fournit ce passage ne tire pas sa force de l’opinion personnelle de saint Irénée, bien qu’elle soit d’un grand poids, en raison du caractère élevé et de la science que toute l’antiquité chrétienne s’est plu à reconnaître dans l’écrivain le plus considérable qui eût surgi jusqu’alors depuis le temps des apôtres. Mais enfin, ce n’est ni le savant, ni le saint, ni le martyr qui figure ici en première ligne ; c’est le témoin de la foi chrétienne pendant les deux premiers siècles. Rappelez-vous, Messieurs, ce que je disais dans mes dernières leçons sur la position toute particulière que la jeunesse de saint Irénée, son éducation, ses relations, ses voyages, ses luttes pour la foi lui assurent au milieu de l’Église primitive. L’Orient et l’Occident, les Gaules et l’Asie Mineure, les deux grandes parties du monde chrétien se rencontrent dans cet évêque de Lyon qui, après avoir été l’élève de Polycarpe et de Papias, après avoir conversé avec les disciples immédiats des apôtres, finit par résumer en un grand ouvrage la tradition de ses maîtres qu’il oppose aux novateurs. Dire d’un tel homme qu’il ignorait la croyance de son temps sur le point fondamental de la constitution de l’Église, serait une folie ; prétendre que, la connaissant, il l’ait travestie ou défigurée, serait une calomnie odieuse que repoussent également son zèle pour la vraie foi, son caractère moral et les éloges que les Pères de l’Église lui ont décernés d’un accord unanime. Donc, en l’écoulant proclamer avec tant d’énergie la suprématie du siège de Rome, c’est en réalité l’Église primitive tout entière que nous entendons par sa voix. Nos adversaires l’ont bien compris : aussi n’ont-ils rien négligé pour éluder un témoignage si imposant. Voyons donc s’il y a moyen pour eux d’échapper à cette condamnation portée par l’Église des deux premiers siècles contre les sociétés chrétiennes séparées du siège de Rome.

Vous n’avez pas oublié le but que se propose saint Irénée au commencement de son troisième livre contre les hérésies : il importe de ne pas le perdre de vue, car rien n’est plus propre à faire découvrir le véritable sens d’un passage que de le saisir dans son enchaînement avec ce qui précède et ce qui suit. Le docteur catholique veut indiquer aux novateurs un moyen aussi facile que sur de trouver la vraie foi. À cet effet, leur dit-il, vous n’avez qu’à parcourir la liste des évêques qui se sont succédé dans les différentes églises à partir des apôtres. Qu’ont-ils cru et enseigné ? Tout se réduit à ce point. [Il résume le passage]. C’est par la succession des évêques de Rome que la prédication de la vérité est arrivée jusqu’à nous. Nous n’avons pas besoin d une autre démonstration : celle-ci suffit pleinement pour établir que notre foi est la foi une et vivifiante transmise à l’Église par les apôtres.

Je le répète, Messieurs, il serait difficile de mieux exprimer la primauté de l’Église de Rome et le pouvoir d’enseignement qui lui appartient par-dessus toutes les autres. A moins de vouloir fermer les yeux à l’évidence, on est obligé de convenir que révoque de Lyon lui attribue une prérogative toute particulière et unique ; sinon, que signifierait celle expression de principauté plus puissante qu’il lui réserve à elle seule ? Saint Irénée n’a pu entendre par ce mot que la supériorité du pouvoir. Ce qui le prouve sans réplique, c’est qu’il parle immédiatement après des églises de Smyrne et d’Éphèse, l’une, dit-il, gouvernée par saint Polycarpe, l’autre fondée par saint Paul et devenue la résidence de saint Jean jusqu’au règne de Trajan ; et tout en constatant que, par le fait, la foi s’est conservée pure et intacte dans ces deux illustres églises, il ne dit nullement que les fidèles de tous les pays soient tenus de s’accorder avec elles à cause d’un pouvoir spécial dont elles auraient été investies. Lui, qui a puisé sa foi dans l’église de Smyrne auprès du disciple de saint Jean, ne s’exprime de la sorte que pour l’Église de Rome. C’est avec celle-ci que les fidèles du monde entier, eos qui sunt undique fidèles, sans excepter ceux de Smyrne ou d’Éphèse, de Jérusalem ou d’Antioche, doivent nécessairement convenir dans la foi, et cela en vertu de sa primauté. Voilà qui est clair, net, sans restrictions ni ambages. Saint Irénée fonde la nécessité de cet accord dans la foi avec l’Église de Rome sur le pouvoir qu’a reçu cette dernière de conserver et de transmettre la Tradition apostolique dans son intégrité. Loin de faire la moindre violence au texte, je me renferme le plus strictement possible dans la lettre même du passage que je viens de placer sous vos yeux.

Ceci une fois établi, examinons rapidement les conséquences logiques qui découlent du principe posé par saint Irénée. Si toutes les églises particulières sont obligées à s’accorder dans la foi avec celle de Rome à cause de sa primauté, il s’ensuit nécessairement que la croyance de l’Église romaine est la règle souveraine de la foi universelle. Tout ce qui dévie de cet enseignement normal s’écarte de la vérité, et nous n’avons pas besoin d’autre critérium pour distinguer l’erreur. Par là, dit l’évêque de Lyon, nous confondons tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, par vaine gloire, par aveuglement ou par malice, se laissent entraîner au schisme et à l’hérésie. Nous leur disons : vos doctrines sont contraires à celles de l’Église romaine, donc elles ne sont pas conformes à la Tradition des apôtres. Ce raisonnement coupe court à toutes les controverses qui menacent l’unité de la foi : est plenissima haec ostensio. Or, que faut-il conclure de ce sentiment si ferme et si explicite de l’Église primitive ? L’indéfectibilité du Siège apostolique. Car, si l’Église de Rome pouvait errer dans la foi, comme il est nécessaire, d’après saint Irénée, que toutes les autres églises, sans en excepter une seule, se conforment à son enseignement, il en résulte évidemment qu’elles se trouveraient dans l’obligation d’embrasser l’erreur. La conclusion est rigoureuse. D’autre part, nous avons entendu dire à saint Irénée que là où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire la vérité [Contre les hérésies, III, 24] : formule magnifique pour énoncer le dogme de l’infaillibilité de l’Église. Donc il faut que l’Esprit de vérité préserve l’Église romaine de toute erreur dans la foi ; sinon elle entraînerait dans sa défection toutes les autres églises obligées, suivant les paroles de l’évêque gaulois, à régler leur foi d’après la sienne. Vous le voyez, sans forcer le texte de saint Irénée le moins du monde, nous sommes autorisé à conclure que l’Église des deux premiers siècles admettait comme conséquence rigoureuse de ses principes l’indéfectibilité du Saint-Siège.

Il y a plus, Messieurs : en disant que toutes les églises du monde doivent s’unir et s’accorder avec celle de Rome, à cause de sa primauté, quel est le sujet auquel saint Irénée attribue ce pouvoir central et régulateur ? Est-ce une personne morale ou un individu ? Est-ce l’Église de Rome prise collectivement avec tous ses prêtres et ses fidèles ? Non, c’est son chef, l’évêque chargé du soin de la gouverner. Là-dessus, ses paroles ne sauraient donner lieu à aucune équivoque. Nous venons de l’entendre : c’est uniquement à la succession des évêques qu’il attache le pouvoir de l’enseignement et la conservation de la vraie foi. Voilà son principe fondamental dans la réfutation des hérésies. Aussi, après avoir rappelé l’obligation qu’ont les fidèles du monde entier de s’accorder avec l’Église de Rome où la Tradition apostolique s’est toujours conservée pure et intacte, il désigne par leurs noms ceux aux mains desquels ce dépôt a été confié : il produit la liste des douze évêques de Rome qui se sont succédé sur ce siège depuis le temps des apôtres, et il conclut ainsi : « C’est dans cet ordre et par cette succession qu’est arrivée jusqu’à nous la Tradition apostolique et la prédication de la vérité. » Donc, ce sont les évêques de Rome qui, d’après saint Irénée, ont été constitués les gardiens, les dépositaires de la vraie foi ; et comme toutes les autres églises sont tenues de s’accorder avec celle de Rome, il s’ensuit nécessairement qu’ elles doivent se conformer à renseignement de l’évêque de cette ville, car c’ est lui qui a reçu de ses prédécesseurs et qui transmet à ses successeurs la vérité traditionnelle. D’où il résulte également que, si l’Église de Rome a un droit de primauté sur toutes les autres églises, potiorem principalitalem, son chef est le primai de tous les autres évêques; car c’est aux évêques, dit saint Irénée, que les apôtres ont confié les pouvoirs qui s’exercent dans l’Église. Et si l’Église de Rome ne peut pas défaillir dans la foi, parce que toutes les autres églises ont l’obligation de s’accorder avec elle, ce privilège ne peut être attaché qu’ à son chef auquel a été confié le dépôt de la Tradition : en d’autres termes, l’infaillibilité du Pontife romain en matière de foi découle rigoureusement de l’indéfectibilité du Saint-Siège et de l’Eglise entière. Ici, Messieurs, je ne crains pas d’user de répétitions, afin d’expliquer clairement tout ce que renferme le passage de saint Irénée. Là où est l’Église, là est l’Esprit de Dieu, et avec lui la vérité: ce qui revient à dire que l’Église, assistée de l’Esprit Saint, est préservée par là de toute erreur dans son enseignement, ou qu’elle est infaillible. Tel est le grand principe que pose ailleurs l’Evêque de Lyon. Or, dit-il, dans l’endroit que nous examinons, Il faut que les fidèles de tous les pays conviennent dans la foi avec l’Église de Rome à cause de sa primauté : il est donc de toute nécessité que la foi se conserve pure et inaltérable dans l’Église romaine, autrement tous les fidèles seraient obligés à s’accorder avec l’erreur, et c’en serait fait du principe de saint Irénée ou de l’infaillibilité de l’Église. Mais quel est le gardien et le dépositaire de la foi dans l’Église romaine ? C’est l’Evêque, répond saint Irénée. Conséquemment le dépôt de la foi ne peut ni se perdre ni s’altérer entre les mains de l’évêque de Rome : sinon, il serait perdu ou altéré pour l’église romaine qui le reçoit de son chef, et, par suite, pour toutes les autres églises dont le devoir indispensable est de s’accorder avec celle de Rome. L’infaillibilité doctrinale du Pontife romain assure l’indéfectibilité du Siège apostolique et, par là, celle de l’Église universelle : c’est la clef de voûte qui soutient et couronne tout l’édifice chrétien. Voilà pourquoi, après avoir affirmé la primauté de l’Église romaine, la nécessité d’un accord unanime des autres Églises avec elle, le privilège qu’elle possède de conserver toujours saine et intacte la Tradition des apôtres, le docteur catholique du IIe siècle nomme l’un après l’autre les douze évêques de Rome qui se sont succédé depuis saint Pierre et résume toute son argumentation par ces paroles que je ne me lasse pas de répéter :

« C’est dans cet ordre et par celle succession des Evêques de Rome qu’est arrivée jusqu’à nous la Tradition des apôtres dans l’Église et la prédication de la vérité. Par là nous démontrons pleinement que la foi conservée jusqu’à nos jours et transmise en toute vérité est la foi une et vivifiante confiée à l’Église par les Apôtres. »

Vous ne m’accuserez pas, Messieurs, d’avoir rien ajouté au texte de saint Irénée dont je me suis borné à reproduire les propres expressions, en marquant la liaison intime des idées et les conséquences logiques qui en découlent. » (FREPPEL, pp. 8-16)

II) Réponses aux objections

Nos adversaires remuent ciel et terre pour nier le sens évident de ce passage. Ce seul fait est en soi une preuve de sa grande valeur et de sa pertinence dans la démonstration de l’existence de la Papauté dans l’Eglise ancienne.

Nos adversaires ont deux types d’arguments. Le premier type est interprétatif : cela consiste pour eux à faire une analyse proche de l’hypercritique en cherchant tous les prétexte pour orienter la lecture dans une direction différente de celle que nous avons exposé. Le second type est linguistique : ils profitent des lectures littérales possibles de la traduction latine qui comme nous l’avons vu, a pu commettre certaines erreurs. Ces objections, pour érudites qu’elles soient n’en sont pas moins inopérantes. Nous nous proposons ici de les réfuter, en rappelant que cela a déjà été fait par un célèbre auteur protestant :

« A. Harnack [protestant] […], sur ce point comme sur plusieurs autres, a montré que la position historique du protestantisme ne tenait pas. Le mémoire qu’il publia sous ce titre : Das Zeugniss des Irenäus über das Ansehen der römischen Kirche, dans les Sitzungsberichte der kön. preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1893, p. 939-955, a fait date. Cf. son excursus : Katholisch und romisch, dans le Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3e édit. Fribourg-en-Brisgau, 1894, t. I, p. 446, note. » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

Objection n°1 : l’Eglise de Rome n’est pas « la plus ancienne »

C’est par erreur que le traducteur latin a attribué le qualificatif d' »antiquissima », ce qui veut dire « la plus ancienne », à l’Eglise de Rome, car il y eut d’autres Eglises locales fondées avant elles. D’ailleurs saint Irénée parle lui-même parle de Jérusalem comme de la « Cité mère des citoyens de la nouvelle alliance » (Contre les hérésies, III, 12, 5). Pour éviter toute confusion, nous renvoyons sur cette question à notre article :

Des Pères de l’Eglise ont-ils placé le siège de Jérusalem au dessus de celui de Rome ?

Réponse

A) « La plus ancienne » est une manière de dire « la plus importante »

Le terme d' »antiquissima » ne signifie pas que l’Eglise de Rome soit la plus ancienne chronologiquement, mais que sa position au sein de l’Eglise universelle lui mérite la titre symbolique de « plus ancienne ». En effet, dans l’Ecriture Sainte et les écrits des premiers chrétiens « ancien » signifie « important » ou même « ayant le pouvoir ». C’est ainsi que dans le Nouveau Testament, les « Anciens » sont les prêtres et chefs des communautés, sans que cela ne signifie pour autant qu’ils soient les plus âgés. De fait, saint Paul dit à saint Timothée : « Que personne ne te méprise à cause de ta jeunesse » (I Timothée IV, 12), alors que saint Timothée est assurément un « Ancien » car il est l’évêque d’Ephèse. Et en plus de sa charge épiscopale, saint Timothée n’est pas n’importe qui dans l’Eglise naissante car saint Paul a fait de lui son principal représentant auprès de l’Eglise de Corinthe : I Corinthiens IV, 17 ; XVI, 10-11 ; II Corinthiens I, 19.

Nous rappelons le passage du Dictionnaire de théologie catholique que nous citions plus haut :

« Nous n’avons pas l’original grec. Le texte du traducteur est assuré, sauf quatre expressions. Antiquissimæ ne signifie pas « la plus ancienne. » Irénée lui-même rappelle, l. III, c. XII, n. 5, col. 897, que l’Eglise de Jérusalem fut celle où toute l’Eglise commença, métropole, en ce sens, des citoyens du Nouveau Testament. Massuet, Dissert., III, a. 4, n.31, P. G., t. VII, col. 278, pense que le grec devait être άχαιοτάτης, mal traduit par antiquissimæ au lieu de præcipuæ ac principis. Peut-être serait-il préférable de garder antiquissimæ, en traduisant, avec Bossuet, Sermon sur l’unité de l’Eglise, IIe point, dans Œuvres, édit. F. Lachat, Paris, 1863, t. XI, p. 610, par « très ancienne ». (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

B) Origène (vers 185-vers 254) utilise aussi cette formulation

Il est donc possible que le mot « antiquissima » ne soit pas le bon, mais que la bonne traduction plaide encore mieux pour la primauté romaine. Donnons un exemple de l’emploi du terme « la plus ancienne » pour désigner Rome :

« Adamantios [c’est le nom d’Origène], écrit qu’au moment où Zéphyrin gouvernait l’église de Rome [198-217], il se rendit dans cette ville, parce qu’il avait l’intention, comme il le dit ailleurs, de voir de près cette église, la plus ancienne de toutes. Après y avoir séjourné un peu de temps, il revint à Alexandrie. » (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Livre VI, chapitre 14 dans PG, 20/554)

Dans ce passage, la primauté romaine ne saute pas aux yeux, mais pensons au motif qui fit faire le déplacement d’Origène à Rome : « parce qu’il avait l’intention, comme il le dit ailleurs, de voir de près cette église, la plus ancienne de toutes. », comme nous l’apprend Eusèbe. Aussi il le fit sans même en avoir de nécessité particulière, et ce alors même que s’il voulait se rendre en d’autres Eglise apostoliques, il y en avait à foison bien plus proche de chez lui que Rome !

Il n’avait qu’à passer le pas de sa porte pour visiter une Eglise apostolique : celle d’Alexandrie, Eglise gouvernée par l’Evangéliste saint Marc !

Il y avait Jérusalem, la ville où se déroulèrent tant d’évènements évangéliques de premier plan ! C’est en cette ville que se déroulèrent une large et capitale partie de la prédication publique de Jésus-Christ, ainsi que tout ce qui a directement trait à la Rédemption et à l’envoie en mission de l’Eglise : institutions de la Messe et de l’Eucharistie, Passion, Crucifixion, Résurrection, Pentecôte et Ascension ! Elle qui fut le centre névralgique de l’Eglise naissante, le siège du premier concile en 49 qui proclama que les païens convertis n’étaient pas obligés de se soumettre à la loi juive, et enfin celle qui fut gouvernée par saint Jacques, cousin du Christ ! Eglise de Jérusalem que saint Irénée de Lyon (vers 125-vers 202) appelle « l’Eglise de laquelle toute Eglise a eu son commencement, la métropole des citoyens du Testament Nouveau » que Tertullien (vers 155-vers 230) appelle « matrices et sources de la foi » et que saint Épiphane de Salamine (vers 315-403) appelle enfin « trône [de Jésus-Christ] sur la terre » ! Nous précisons que ces propos ne remettent pas en cause la primauté romaine, comme nous le démontrons dans notre article :

Des Pères de l’Eglise ont-ils placé le siège de Jérusalem au dessus de celui de Rome ?

Il y avait l’Eglise d’Antioche, fondée et gouvernée pendant sept ans par saint Pierre en personne, ville où « Ce fut à Antioche d’abord que les disciples reçurent le nom de chrétiens » (Actes XI, 26), et gouvernée jusqu’en 107 par saint Ignace d’Antioche (vers 35 – vers 110) dont la pureté de la doctrine était telle que les lettres qu’il écrivit aux Eglises d’Asie mineure, irriguées par l’enseignement et le gouvernement de l’apôtre saint Jean lui-même jusqu’à très peu de temps auparavant (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 23 ; Saint JérômeLes hommes illustres, IX), causa l’admiration de ses lecteurs, au point que ces lettres y furent religieusement rassemblées et diffusées :

« Comme vous nous l’avez demandé, nous vous envoyons les lettres d’Ignace, celles qu’il nous a adressées et toutes les autres que nous avons chez nous ; elles sont jointes à cette lettre. De fait vous pourrez en tirer grand profit, car elles renferment foi, patience, et toute édification dues à notre Seigneur. Faites-nous savoir ce que vous aurez appris de sûr d’Ignace et de ses compagnons. » (Saint Polycarpe de Smyrne, Lettre aux Philippiens, XIII)

Il y avait encore toutes les Eglises d’Asie mineures et de Grèce, fondées par les saints Pierre, Paul et Jean, spécialement celles d’Ephèse et de Smyrne dont saint Irénée garantit la perfection doctrinale (Contre les hérésies, III, 3, 4). Eglise de Smyrne qui avait été gouvernée jusqu’en 155 par saint Polycarpe de Smyrne (vers 69-155), lui-même disciple de l’apôtre saint Jean qui était en grande réputation, dont saint Irénée fait de grand éloges (Contre les hérésies, III, 3, 4 ; Lettre à Florinus, citée par Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, V, 20, 4-6). Et l’Eglise d’Ephèse d’abord gouvernée par le saint Timothée, puis par l’apôtre saint Jean lui-même (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, III, 23 ; Saint JérômeLes hommes illustres, IX).

Il y avait l’Eglise de Crête dont saint Paul confia le gouvernement à saint Tite. Il y avait enfin une foule d’autres Eglises fondées par des apôtres dont ils remirent le gouvernement à des disciples de confiance et parfois-même auxquelles ils envoyèrent des Epîtres canoniques !

Pourquoi donc aller jusqu’à Rome ? Une seule réponse possible : l’autorité universelle de droit divin de son Evêque !

De plus il faut réaliser la portée du terme « église, la plus ancienne de toutes », car il ne s’agit évidemment pas d’une plus grande ancienneté chronologique, mais symbolique, dans le sens où l’ancienneté est une manière de désigner l’autorité. elle nous est expliquée par le Cardinal Louis BILLOT, SJ :

« Mais que doit-on entendre sous ces épithètes ? Quand on parle de « l’Église la plus importante », on ne pense pas tellement au nombre des fidèles, puisqu’il est hors de doute qu’à cette époque d’autres églises auraient pu revendiquer ce titre à l’égal de Rome ; on pense surtout à l’étendue de l’autorité. En disant que cette église est « connue de tous » [ndlr : ce sont des références à saint Irénée], on veut désigner l’église plus illustre et plus excellente que toutes les autres et que toutes les autres reconnaissaient et vénéraient comme leur tête et comme la première. En disant qu’elle est « la plus ancienne de toutes », on ne se place pas au point de vue chronologique, puisqu’il est avéré que l’église de Jérusalem a été fondée aussitôt après l’Ascension du Seigneur, que celle d’Antioche, où on a pour la première fois désigné du nom de chrétiens les disciples du Christ, a elle aussi précédé celle de Rome dans le temps. Saint Irénée et Origène disent que l’église de Rome est la plus ancienne de toutes en raison de sa dignité et de sa suprématie, exactement de la même manière que dans les Actes des apôtres et dans leurs épîtres on appelle anciens ou vieillards tous ceux qui ont l’autorité dans l’Église [ndlr : de même que saint Paul disant à saint Timothée : « Que personne ne te méprise à cause de ta jeunesse » (I Timothée IV, 11) ; cela signifie que les premiers siècles de l’Eglise qualifiait d’anciens les détenteurs de l’autorité et non les plus âgés]. C’est pourquoi, cette expression « la plus ancienne de toutes » équivaut à dire que l’église de Rome était l’église placée à la tête de toutes les autres et la première en dignité. » (L’Église, Courrier de Rome, 2010, n° 880, tome 2, pages 414 et 415)

C) « La plus ancienne » est peut-être une erreur de traduction

« Dom Massuet conjecture avec raison que le texte grec de saint Irénée portait ἀρχαιοτάτηϛ, mot que le traducteur latin a rendu par antiquissima, la plus ancienne, mais qui devait signifier plutôt la plus digne de respect et de vénération; car, de fait, les Eglises de Jérusalem et d’Antioche avaient été fondées avant celle de Rome. » (FREPPEL, p. 7, note de bas de page)

Ainsi, l’emploi du mot « antiquissima » confirme précisément la primauté romaine, car l’Eglise de Rome n’est pas la plus ancienne au sens chronologique, mais sa position dans l’Eglise lui mérite quand même le titre symbolique de « plus ancienne ».

Objection n°2 : « convenire ad » signifie « se rendre à » et non « s’accorder avec »

Ce que les traductions en langues vernaculaires rendent par « s’accorder avec » a pour origine dans le texte latin : « convenire ad ». Il s’agirait d’une erreur de traduction car « convenire ad » signifierait se rendre physiquement à un endroit ou auprès de quelqu’un, tandis ce que « s’accorder avec » quelqu’un ou quelque chose, moralement, serait exprimé par « convenire cum ». Il s’en suivrait que le passage ne peut pas signifier qu’il faille « s’accorder avec » la foi romaine en tant que telle.

Réponse

A) La traduction « se rendre à » n’est pas réaliste dans le contexte

« En premier lieu, convenire, c’est bien « s’accorder avec » et non « se rendre à ». La traduction : « Chaque Eglise doit venir à l’Eglise romaine » n’est pas supportable, » dit A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. I, p. 446, note. Les efforts de F. X. Funk, Der Primat der römischen Kirche nach Ignatius und Irenäus, dans ses Kirchengeschichtliche Abhandlungen und Untersuchungen, Paderborn, 1897, t. I, p. 19, pour la légitimer sont vains. Ce qui décide Funk à rejeter la traduction « s’accorder avec », qui serait de tout point la plus satisfaisante, c’est la difficulté que présente, dans ce cas, la finale : in qua semper… ; nous verrons que cette difficulté n’est pas insurmontable. Les chrétiens venus à Rome pour affaires religieuses étaient en trop petit nombre pour vérifier le omnem Ecclesiam hoc est eos qui sunt undique fideles ; quant à ceux qui venaient pour leurs affaires temporelles, ils sont en dehors de la question. […] Trois expressions parallèles, et qui s’expliquent mutuellement, se lisent dans Irénée. D’abord, oportet conjugere ad Ecclesiam, et il s’agit de l’Eglise qui embrasse le monde entier, circumiens mundum universum, quippe firmam habens ab apostolis traditionem, l. V, c. XX, n. 1, 2, col. 1177, 1178. Puis, l. III, c. IV, n. 1, col. 855 : Non oportet adhuc quærere apud alios veritatem quam facile est ab Ecclesia sumere, et la suite : Et, si de aliqua modica quæstione disceptatio esset, nonne oporteret in antiquissimas recurrere Ecclesias, in quibus apostoli conversati sunt ? Ou plus simplement ― et c’est notre texte ― il n’y a qu’à se réfugier auprès de l’Eglise romaine, qu’à chercher auprès d’elle la vérité, qu’à recourir à elle, omnem convenire Ecclesiam. [col. 2434 fin / col.2435 début] » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

B) La traduction « se rendre à » renforcerait de toute façon paradoxalement la Papauté

Ainsi, l’analyse réaliste du texte démontre qu’il est bien plus raisonnable de traduire « convenire ad » par « s’accorder avec » moralement, que par « se rendre à » physiquement, pour des affaires civiles et non religieuses car Rome est la capitale de l’empire. La traduction « se rendre à » est donc rendue impossible car le passage dit que c’est « toute Eglise » qui doit « convenire ad » l’Eglise de Rome. Or un chrétien de passage à Rome pour des motifs civils à titre individuel y vient en son propre nom et pas au nom de celui de son Eglise. Contrairement à un émissaire spécialement envoyé à Rome par son Eglise, comme il y en eut plusieurs comme nous allons le voir immédiatement. Toutefois, même si nous devions admettre la deuxième traduction, cela ne ferait que renforcer la Papauté. En effet, pour s’accorder moralement avec l’Eglise de Rome, ne faut-il pas d’abord s’y rendre pour savoir ce qu’elle enseigne et ce qu’elle commande ? Les premiers temps de l’Eglise en fournissent de nombreux exemples. Voyons-les maintenant.

C) Les trois premiers siècles de l’Eglise donnent beaucoup d’exemples de chrétiens venus à Rome pour des motifs exclusivement religieux

Tout d’abord les Corinthiens qui après leur sédition interne ont sollicité les instructions de l’Eglise de Rome, alors même qu’il leur aurait été plus facile de recourir à l’apôtre saint Jean ou au disciple saint Timothée, très important pour l’Eglise de Corinthe comme nous l’avons dit, donnant ainsi lieu à la célèbre Lettre aux Corinthiens, écrite par saint Clément.

Ensuite saint Polycarpe de Smyrne (vers 69-155), disciple de l’apôtre saint Jean, et maître de saint Irénée, dont il ne cesse de faire les éloges, se rendit à Rome pour discuter avec le pape saint Anicet de la date de la Pâques (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, IV, 14 et V, 24, 16-17).

C’est à Rome que saint Irénée se rendit lui-même après le martyr de saint Pothin et des autres chrétiens de Lyon, pour y porter la Lettre des martyrs de Lyon et de Vienne (Histoire ecclésiastique, V, 4). Saint Jérôme dit dans sa notice biographique de saint Irénée :

« Prêtre sous Photin, évêque de Lyon dans les Gaules, fut envoyé par les martyrs de cette ville à Rome, pour obtenir une solution sur diverses questions qui s’étaient élevées dans l’Eglise. Il présenta à l’évêque Eleuthère des lettres pleines de témoignages honorables. » (Les hommes illustres, Chapitre XXXIV)

Saint Irénée se rendit donc à Rome « pour obtenir une solution sur diverses questions qui s’étaient élevées dans l’Eglise« . Pourquoi cela si Rome n’a pas d’autorité supérieure ?

L’Inscription d’Abercius (vers 190) indique parle de manière allégorique de l’Eglise comme d’une « reine au vêtement et aux sandales d’or » dont on « contemple la majesté » à Rome, où Dieu l’a fait allé :

« C’est lui [Dieu] qui m’a fait entreprendre le périple de Rome pour en contempler la majesté souveraine et y voir une reine au vêtement et aux sandales d’or »

Nous avons déjà cité l’exemple d’Origène, qui vint à Rome « parce qu’il avait l’intention, comme il le dit ailleurs, de voir de près cette église, la plus ancienne de toutes. » (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, Livre VI, chapitre 14 dans PG, 20/554), c’est-à-dire sans même en avoir de nécessité particulière, et ce alors même qu’il était lui-même originaire de l’Eglise apostolique d’Alexandrie, et que s’il voulait se rendre en d’autres Eglise apostoliques, il y en avait à foison bien plus proche de chez lui que Rome : lire à ce sujet notre section « Origène (vers 185-vers 254) » dans notre article :

La Papauté depuis les apôtres !

Au siècle suivant, saint Cyprien (vers 200-258) qui témoigne en de nombreux écrits de l’autorité romaine (nous en faisons la liste dans cet article), dit aussi qu’il fallait se rendre physiquement à Rome pour être reconnu comme évêque légitime :

« Après cela, ayant même obtenu des hérétiques un soi-disant évêque, ils ont l’audace de franchir les mers et de venir auprès de la chaire de saint Pierre, de l’église où réside l’autorité suprême, qui est la source dont procède l’unité du corps sacerdotal […] sans songer qu’ils ont là affaire aux évêques de Rome, sur lesquels les ennemis de la foi ne sauraient avoir aucune prise [cela signifie que pour lui, l’Église romaine est infaillible]. » (Lettre 59 [55] au pape Corneille, chapitre 14 dans Saint Cyprien, Correspondance (texte établi et traduit par le chanoine Bayard), T. II, coll. des universités de France, Les Belles Lettres, 1961 (2e éd.), p. 183.)

Cette réalité était si notoire qu’elle était évidente même pour le païens ! En effet, les païens savaient avec certitude distinguer les vrais des faux chrétiens ! En témoignent différents auteurs chrétiens et païens. Saint Justin Martyr (vers 100-165) écrivait :

« Mais nous le savons bien, vous n’avez ni persécuté ni fait mourir à cause de leurs opinions les disciples de Simon le magicien et de Marcion. » (Première apologie pour les chrétiens, adressés à l’empereur Antonin, n°26, dans PG, 6/370)

Et Origène (vers 185-vers 254) :

« Celse a revendiqué pour ces hérétiques, qui pourtant n’ont rien subi de pareil, ce que nous autres catholiques accomplissons, lorsque, poussées, pour ainsi dire, par une piété débordante, nous allons au-devant de toute espèce de mort et affrontons le supplice de la croix. » (Contre Celse, VII, 40 ; PG, 11/1478-1479)

Et lorsque le l’empereur Constance II commença à persécuter l’Eglise, à partir du moment où il prit parti pour les ariens, Ammien Marcellin, qui était pourtant païen, ne put s’empêcher de remarquer que l’empereur s’était écarté du droit chemin, puisqu’il avait abandonné la pure et simple expression de la religion chrétienne :

« La simple unité du christianisme était chez lui dénaturée par un mélange de superstitions de vieille femme. Il intervint dans les discussions de dogme, plutôt pour raffiner sur les questions que pour concilier les esprits, et multiplia conséquemment les dissidences. Lui-même il prit une part active aux verbeuses subtilités de la controverse. Ce n’étaient sur les routes que nuées de prêtres, allant disputer dans ce qu’ils appellent leurs synodes, pour faire triompher telle ou telle interprétation. Et ces allées et venues continuelles finirent par épuiser le service des transports publics.  » (Histoire de Rome, XXI, XVI, 18)

Et il savait par ailleurs que le critère du vrai christianisme était la communion et l’obéissance à l’Évêque de Rome. En effet, le Pape Libère fut persécuté par l’Empereur hérétique arien Constance II. Ce premier subit un interrogatoire par ce second. L’historien païen et anti-chrétien Ammien Marcellin rapporte de la manière suivante de la demande de Constance II à Libère de confirmer la condamnation de saint Athanase, ce qu’il refusa :

« Celui-ci, qui avait toujours détesté Athanase, tenait singulièrement, tout en regardant la condamnation comme valide, à ce qu’elle fût confirmée par l’autorité prépondérante de l’évêque de la ville éternelle. Cette satisfaction lui étant refusée, il fit enlever Libère. Mais l’attachement du peuple pour son évêque apporta de grandes difficultés à son arrestation, qui ne put s’opérer que de nuit. » (Histoire de Rome, Livre XV, Chapitre 7, n°10 ; Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860)

L’autorité universelle dans l’Eglise de l’évêque de Rome était donc un fait notoire, même pour les païens.

Il est à noter que dans le monde francophone, cette ouevre historique d’Ammien Marcellin est assez connue via la version intitulée Ammien Marcellin, ou les dix-huit livres de son histoire qui nous sont restés, Bruyet, 1778. Cette oeuvre est anonyme. Mais étant donné son origine (la France) et son époque (1778), il est probabla que son auteur ait été gallicane et/ou janséniste. Aussi, dans beaucoup de versions françaises de ce passage, il est seulement dit : « Quoique Constance, qui de tout temps avait haï Athanase, fût bien que la condamnation prononcée contre lui avait eu tout son effet, il souhaitait pourtant avec ardeur la confirmation de l’Evêque de la capitale : n’ayant pu l’obtenir, Libère fut à grand peine enlevé de nuit, tant on craignait le peuple dont il était chéri » (orthographe modernisée). On remarquera que le traducteur a « habillement oublié » de traduire les mots latins « tamen auctoritate quoque potiore aeternae urbis episcopi« , qui figurent pourtant bien dans le texte original, et qui doivent donc être traduits par « par l’autorité prépondérante de l’évêque de la ville éternelle« .

Il y a encore un deuxième témoin païen : l’empereur Aurélien. Et celui-ci, en plus de témoigner du discernement que les païens eux-mêmes étaient en mesure de faire entre les vrais et les faux chrétiens, mais en plus il donne un nouvel exemple de la communication purement religieuse entre l’Eglise de Rome et les autres Eglises locales, y compris loin en Orient. Voyons cela. Paul de Samosate, hérésiarque qui niait la divinité du Christ, fit l’objet, d’après Eusèbe de Césarée, de deux conciles en (264 et 268 ou 269), dont le second décida de son excommunication (Histoire ecclésiastique, VII, 29, 30, 1-18). Il n’en était pas moins resté dans les locaux de l’évêché d’Antioche dont il venait de cesser d’être l’évêque. Les catholiques eurent recours à la justice impériale et donc à l’empereur Aurélien qui eut à juger l’affaire en 272. Il ordonna de livrer la maison à ceux à qui les évêques d’Italie et de Rome adressaient leurs lettres. Sa sentence manifeste une reconnaissance de l’ordre établit chez les chrétiens :

« l’empereur Aurélien, auquel on recourut, rendit une décision très heureuse sur ce qui devait être fait ; il ordonna que la maison fût attribuée à ceux à qui les évêques d’Italie et de la ville de Rome l’auraient adjugée. Ce fut donc ainsi que l’homme susdit fut chassé de l’église avec la dernière honte par le pouvoir séculier. » (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique VII, 27)

Que signifie cette formulation sinon que même les païens savaient que le critère essentiel et formel de l’appartenance à la véritable Eglise était la soumission à l’Evêque de Rome ? En effet, dans le cas contraire, pourquoi ne pas avoir attribué le bâtiment à ceux qui étaient en communion avec les Evêques immédiatement voisin, au motif que ces derniers gardaient le vrai christianisme (puisque Paul de Samosate était seul dans son hérésie avec quelques partisans) ? Ou à ceux qui croient en la divinité de Jésus-Christ (puisque la négation de cette dernière était l’objet de l’hérésie de Paul de Samosate) ? Ou à ceux qui acceptaient les deux conciles locaux le concernant dont le deuxième l’avaient excommuniés et qui réunissait pourtant beaucoup d’évêques (Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, VII, 29, 30, 1-18) ? Ou à ceux qui partageaient la même foi que tous les autres chrétiens répandus dans l’empire ?

Il n’y a aucune échappatoire : la Papauté était un fait tellement notoire en 272 que même l’évidence éclatait même aux yeux des païens que le vrai christianisme se définissait par la soumission à l’Evêque de Rome ! Et il est bien question de communication par lettres venant des Evêques de Rome et d’Italie. C’est donc qu’il s’agit d’une union morale et non d’une convergence physique.

Il y a encore une dernier exemple de l’époque de saint Cyprien où ce n’est pas « toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout » qui vinrent à l’Eglise de Rome, mais l’Eglise de Rome qui vint à eux ! Il s’agit de l’affaire des lapsi. A cette occasion il fallait décider comment des apostats revenant à l’Eglise devaient être accueillis. Saint Cyprien, malgré la gravité, l’urgence et l’évidente issue de la situation, décida d’en référer à Rome. Et le clergé romain qui gouvernait l’Eglise puisqu’ils n’avaient plus d’Evêques déclarèrent que rien ne pouvait être décidé en l’absence d’un Evêque de Rome « qui dirige toutes ces affaires, et qui puisse s’occuper des lapsi avec autorité et sagesse« . Aussi cette réponse du clergé de Rome à saint Cyprien devait-elle s’imposer à toute l’Eglise puisque comme saint Cyprien l’écrivit lui-même :

« Ces lettres ont été envoyées dans le monde entier et portées à la connaissance de toutes les églises et de tous les frères. » (Lettre 52 [alias 55] à Antonius, chapitre 5, PL tome IV, colonnes 345 et 346)

C’est donc non pas le jugement d’un Evêque de Rome qui s’est imposé à toute l’Eglise mais l’absence de jugement d’un Evêque de Rome, pour la simple et bonne raison qu’il n’y en avait pas, qui bloqua toute l’Eglise pour une affaire une nouvelle fois urgente, grave et à l’issue a priori évidente ! Chose impossible sans croire à un mandat divin de gouvernement et d’enseignement entre les mains de l’Evêque de Rome. Voir plus plus de détails sur cette affaire notre article :

Saint Cyprien témoigne de la Papauté dans l’affaire des lapsi

Ainsi donc, si « convenire ad » signifie « se rendre à » et non « s’accorder avec », cela renforce la papauté car non seulement cela n’exclut pas qu’il faille s’accorder avec la foi de l’Eglise de Rome, car c’est le sujet du paragraphe, mais cela prouve en plus que « toute Église », « doit nécessairement » rendre compte à Rome de ses activités pastorales : c’est l’universalité de juridiction. Cela signifie que ce paragraphe contient déjà les définitions du concile Vatican I. Nos adversaires tenteront de parer à cette conclusion par d’autres objections que nous allons réfuter de ce pas.

Objection n°3 : la foi romaine se serait conservée grâce aux chrétiens de passage et non grâce aux évêques de Rome

La conservation de la foi dans l’Eglise de Rome se serait faite non par la succession de ses évêques, mais par le concours des fidèles chrétiens de tous l’empire, venus à Rome pour des affaires civiles. L’argument s’appuie entre autre sur les mots de saint Irénée qui parle de « tous les fidèles répandus sur la terre ». L’abbé FREPPEL prend l’exemple du théologien protestant August NEANDER (1789-1850) en résumant sa pensée :

« Il ne craint pas de reprendre en partie la malheureuse explication de Grabe, en soutenant que l’évêque de Lyon veut parler de l’affluence des fidèles qui venaient de tous les pays pour se rencontrer dans la capitale de l’empire : un concours si nombreux, dit-il, devait avoir pour résultat naturel d’y maintenir la Tradition des apôtres plus fidèlement que partout ailleurs, car la moindre déviation y eût éclaté aussitôt aux yeux de tout le monde. » (FREPPEL, p. 19)

Réponse

L’argument de la conservation de la foi dans l’Église de Rome grâce aux chrétiens non-romains de passage est réfuté tant par le contexte proche qu’éloigné du texte.

A) Une Tradition enseignée de droit divin par les Evêques dans la pensée de l’auteur

1) C’est la doctrine de saint Irénée

Les propos de saint Irénée ne laissent pas la liberté à l’interprétation proposée par nos contradicteurs. En effet, saint Irénée ne cesse de répéter que là conservation intacte de la Tradition apostolique s’est effectuée en tous lieux depuis les apôtres par les évêques et ce de droit divin. Nous rapportons cela en détail dans notre article :

Saint Irénée de Lyon (IIè siècle) sur l’infaillibilité de la Tradition

Et d’ailleurs, juste avant le fameux paragraphe est précédé d’un autre paragraphe où saint Irénée dit précisément que c’est par les évêques que la vérité se transmet :

« Examinons maintenant, et montrons à ceux qui cherchent la vérité de bonne foi, comment la tradition que l’Église a reçue des apôtres s’est propagée ensuite dans tout le monde chrétien. Pour cela nous aurons à rappeler quels furent ceux qui furent institués évêques des Églises par les apôtres, quels furent leurs successeurs dans cette fonction jusqu’au temps où nous sommes, et comment ils enseignèrent constamment la même doctrine et la même foi. Car il faut admettre que s’il y avait des mystères trop relevés pour être révélés au peuple, les apôtres durent en réserver la connaissance à ceux de leurs disciples qui étaient plus avancés dans la perfection, et auxquels ils confiaient la direction des Églises. Ils voulaient que ceux qui devaient leur succéder dans le sacerdoce fussent parfaits et irréprochables ; car si leur conduite était digne et sage, il en résulterait un bien immense ; au contraire, les plus grands malheurs pour l’Église seraient la conséquence de leur incapacité ou de leur mauvaise conduite. » (Contre les hérésies, III, 3, 1)

Et c’est ensuite qu’il prend l’exemple particulier de l’Eglise de Rome et de ses successions épiscopales.

2) Une doctrine identique chez saint Ignace d’Antioche, Tertullien, Origène et saint Cyprien de Carthage

Saint Irénée n’est pas le seul témoins de cela. Nous le trouvons également chez quatre autres auteurs des trois premiers siècles, dont un Père apostolique. Cela prouve qu’il s’git d’un dogme de foi divine transmise à l’Eglise universelle par les apôtres. Voici leurs témoignages :

Saint Ignace d’Antioche (vers 35-vers 107), disciple des saint apôtres Pierre et Jean, en plus de nombreux enseignement sur le pouvoir exclusif de l’Evêque (qu’on pourra retrouver ici), nous ne citerons ici que le plus connu :

« Là où paraît l’évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique. Il n’est pas permis en dehors de l’évêque ni de baptiser, ni de faire l’agape, mais tout ce qu’il approuve, cela est agréable à Dieu aussi Ainsi tout ce qui se fait sera sûr et légitime. » (Lettre aux Smyrniotes, VIII)

Tertullien (vers 160 – vers 230) en Afrique Latine :

«  »D’ailleurs, si quelques-unes osent se rattacher à l’âge apostolique pour paraître transmises par les apôtres, sous prétexte qu’elles existaient à l’époque des apôtres, nous sommes en droit de leur dire : « Montrez l’origine de vos Églises ; déroulez la série de vos évêques se succédant depuis l’origine, de telle manière que le premier évêque ait eu comme garant et prédécesseur l’un des apôtres ou l’un des hommes apostoliques restés jusqu’au bout en communion avec les apôtres. » Car c’est ainsi que les Églises apostoliques présentent leurs fastes. Par exemple, l’Église de Smyrne rapporte que Polycarpe fut installé par Jean ; l’Église de Rome montre que Clément a été ordonné par Pierre. De même encore, d’une façon générale, les autres Églises exhibent les noms de ceux qui, établis par les apôtres dans l’épiscopat, possèdent la bouture de la semence apostolique. » (De la prescription contre les hérétiques, XXXII)

Voir pour plus d’explications notre article : Tertullien sur l’infaillibilité de la Tradition

Origène (vers 185-vers 254) en Egypte :

« Nombreux sont ceux qui estiment avoir les pensées du Christ, et plusieurs sont en divergence avec leurs prédécesseurs. Cependant la prédication ecclésiastique est conservée car elle a été transmise par les apôtres suivant l’ordre de la succession et elle subsiste jusqu’à présent dans les Eglises. Ainsi la seule vérité qu’il faut croire est celle qui ne s’écarte en rien de la tradition ecclésiastique et apostolique. » (Des principes, livre I, préface, 2)

Saint Cyprien (vers 200-258) :

« Les choses ayant été ainsi établies par Disposition divine, je m’étonne de l’audace téméraire de certains qui m’ont écrit, en affectant de parler au nom de l’Église, alors que l’Église est établie sur les évêques, le clergé et ceux qui sont restés fidèles. » (Lettre XXXIII)

« Ainsi naissent, et ainsi naîtront toujours schismes et hérésies, quand l’orgueilleuse présomption de certaines personnes fait mépriser l’évêque qui est unique et gouverne l’Église, quand un homme que Dieu a daigné honorer paraît indigne à des hommes. Quelle est en effet cette superbe, cette arrogance ? Quel est cet orgueil d’appeler à son tribunal prélats et évêques ? Ainsi donc si nous ne sommes pas justifiés devant vous, et acquittés par votre sentence, depuis six ans les frères seront restés sans évêque, le peuple sans chef, le troupeau sans pasteur, l’Église sans pilote, le Christ sans représentant, Dieu sans prêtre. […] Par là, vous devriez comprendre que l’évêque est dans l’Église et l’Église dans l’évêque, et que si quelqu’un n’est pas avec l’évêque, il n’est pas dans l’Église ; que ceux-là se flattent et se font illusion qui, subrepticement et en cachette, veulent communiquer avec certains, puisque l’Église qui, tout entière est une, n’est pas en plusieurs morceaux séparés, mais ne forme qu’un tout dont l’union des évêques est le lien. » (Lettre 66)

Autant dire à partir de ces quatre témoins : « L’Evêque c’est l’Eglise, l’Eglise c’est l’Evêque ! ».

Ces témoignages nous indiquent que cela devait être la doctrine commune à l’époque que la transmission de la foi se faisait par les évêques ayant autorité sur le peuple. Nous en profitons pour signaler que certains pourraient lire dans ces mots que Tertullien croyait que Clément fut le premier évêque de Rome. Cette idée se trouve entre autres réfutée dans cet article. Par ailleurs, cette formule peut aussi s’expliquer par la manière dont s’est transmis l’épiscopat romain après saint Pierre, nous l’expliquons entre autre dans cet article.

B) Une application à Rome a fortiori

La foi de l’Eglise est donc que c’est par la succession des Evêques que s’est transmise la Tradition et non pas par « tous les fidèles répandus sur la terre ».

Et si par extraordinaire il en avait été différemment dans l’Eglise de Rome, saint Irénée n’aurait en aucun cas pris l’exemple particulier de Rome pour y appliquer la règle qu’il venait d’exposer au paragraphe juste au dessus pour la montrer en exemple de premier importance. Rappelons qu’il dit au paragraphe précédent :

« Examinons maintenant, et montrons à ceux qui cherchent la vérité de bonne foi, comment la tradition que l’Église a reçue des apôtres s’est propagée ensuite dans tout le monde chrétien. Pour cela nous aurons à rappeler quels furent ceux qui furent institués évêques des Églises par les apôtres, quels furent leurs successeurs dans cette fonction jusqu’au temps où nous sommes, et comment ils enseignèrent constamment la même doctrine et la même foi. » (Contre les hérésies, III, 3, 1)

Qu’il dit dans le paragraphe-même :

« Mais, comme il serait trop long de rappeler ici les noms de tous ceux qui ont successivement dirigé chacune des Églises, il suffira de rappeler les noms de ceux qui se sont succédé dans la direction de celle de ces Églises qui est la plus ancienne, la plus célèbre, celle qui fut fondée à Rome par les glorieux apôtres saint Pierre et saint Paul » (Contre les hérésies, III, 3, 2)

C’est donc bien de la succession des Evêques de Rome dont il s’agit. Surtout lorsqu’on se remémore qu’il est dit au paragraphe suivant :

« Par cette succession des évêques, la tradition et le dépôt de la vérité que l’Église a reçus des apôtres ont été transmis jusqu’à nous ; ainsi nous démontrons avec évidence que le dépôt d’une foi unique, la foi du salut, confié aux Églises par les apôtres, s’est conservé jusqu’à nous et nous a été transmis dans toute sa pureté. » (Contre les hérésies, III, 3, 3)

C) L’auteur dresse la liste des Evêques de Rome comme canal de cette Tradition

1) Il ne l’aurait pas fait s’il avait voulu parler d’une transmission de la foi par des chrétiens non-romains

Et enfin, il énumère lesdits Evêques au paragraphe suivant. Or, comme le dit fort justement l’abbé FREPPEL :

« Si c’est à la présence des empereurs païens et à l’importance politique de Rome qu’il attribuait la prééminence de l’Église de celle ville, il aurait dû, ce semble, produire la liste des Césars, au lieu de dresser le catalogue des évêques de Rome, auxquels il rapporte la conservation de la vraie foi, et non pas à un concours de fidèles venus de toutes les parties du monde. Bien loin de tirer des arguments de la grandeur sans égale de l’Église romaine, de son antiquité, de sa renommée universelle, de sa fondation par les glorieux apôtres Pierre et Paul, et enfin de sa principauté supérieure, il aurait dû faire valoir les privilèges qu’assuraient à la ville de Rome son rang de capitale du monde, ses empereurs, sa cour, son sénat… » (FREPPEL, page 20)

2) Il termine en précisant que c’est « Par cette succession des évêques, la tradition et le dépôt de la vérité que l’Église a reçus des apôtres ont été transmis jusqu’à nous« 

Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on sait que ce paragraphe d’énumération est conclu par cette énième référence à la transmission épiscopale de la Tradition :

« Par cette succession des évêques, la tradition et le dépôt de la vérité que l’Église a reçus des apôtres ont été transmis jusqu’à nous ; ainsi nous démontrons avec évidence que le dépôt d’une foi unique, la foi du salut, confié aux Églises par les apôtres, s’est conservé jusqu’à nous et nous a été transmis dans toute sa pureté. » (Contre les hérésies, III, 3, 3)

Saint Irénée termine donc en éliminant l’idée qu’il parlerait d’une transmission par des chrétiens non-romains car il réaffirme que cela s’est fait par les évêques.

3) Il prend l’exemple précis de la lettre de saint Clément aux Corinthiens

Saint Irénée parle entre autres de la lettre de saint Clément aux Corinthiens par laquelle l’Eglise de Rome a, par son évêque, ramené à la vérité une Eglise qui s’en était écartée :

« Son successeur fut Anaclet : après Anaclet ce fut Clément que l’on investit de l’épiscopat ; celui-ci avait connu les apôtres et conversé avec eux, il avait encore toutes vivantes dans son souvenir leurs prédications et les instructions relatives à la tradition ; et il n’était pas le seul, car il existait encore alors beaucoup d’autres personnages qui avaient reçu les enseignements de la foi de la bouche même des apôtres. C’est sous l’épiscopat de ce même Clément qu’un dissentiment fort grave s’étant élevé entre les chrétiens de Corinthe, il leur adressa de Rome, à cette occasion, plusieurs lettres pleines d’éloquence, où il les rappelait à la paix et à l’union, fortifiait leur foi, et leur rappelait les principes de la tradition qu’il avait reçue lui-même des apôtres. Il leur annonçait donc […]. Tels sont les enseignements relatifs à la tradition apostolique, qui se trouvent dans ces lettres, où l’on peut vérifier et lire ce que nous disons ici ; car cet écrit est bien plus ancien que les faux docteurs qui voudraient aujourd’hui nous faire croire à un autre Dieu qui serait au-dessus de notre Dieu, le créateur du ciel et de la terre. » (Contre les hérésies, III, 3, 3)

4) Il prend ensuite deux autres exemples d’Églises dont la parfaite doctrine s’est faite par les évêques

Ce n’est donc sous aucun prétexte que saint Irénée aurait pris l’exemple de l’Eglise de Rome en y faisant partout ressortir le caractère épiscopal de la Tradition s’il avait pensé que celle-ci était conservée par les fidèles de passage, alors même que juste après l’énumération des Evêques de Rome il évoque la parfaite rectitude doctrinale des Églises d’Éphèse et de Smyrne :

« Nous pouvons nous étayer aussi de l’autorité de saint Polycarpe, qui enseigna ces mêmes doctrines, les seules vraies, et qui en transmit le dépôt à l’Église. Or, saint Polycarpe les tenait des apôtres eux-mêmes ; il avait conversé avec un grand nombre de personnes qui avaient vu notre Seigneur ; il avait été investi par les apôtres de l’épiscopat de Smyrne en Asie ; nous l’y avons vu nous-mêmes dans notre première jeunesse. Il persévéra dans sa foi jusqu’à un âge très-avancé, et il sortit enfin de cette vie, après avoir souffert glorieusement et courageusement le martyre. Tous les prêtres qui sont aujourd’hui en Asie, et qui ont été les successeurs de saint Polycarpe […] Enfin nous avons dans Paul, qui fonda l’Église d’Éphèse, où Jean lui succéda, et où il resta jusqu’au règne de Trajan, un témoin sincère et irréfragable de la tradition transmise par les apôtres. » (Contre les hérésies, III, 3, 4)

Ces Eglises sont également des témoins parfaits de la Tradition. Il est même précisé que c’est par la succession à saint Polycarpe que « témoignent toutes les Églises d’Asie ». Notons enfin que l’Eglise d’Ephèse fut gratifiée de la présence du disciple saint Timothée jusqu’en 97 et de celle de saint Jean jusque vers 100. Et que celle de Smyrne fut gratifiée de la présence de saint Polycarpe, disciple de saint Jean et maître de saint Irénée dont ce dernier fait les éloges, jusqu’en 155, c’est-à-dire seulement 30 ans avant la rédaction de notre fameux paragraphe. Aussi en matière de transmission épiscopale de la Tradition, c’est bien plus sûrement une de ces deux Eglise qui aurait du être prise en exemple plutôt que Rome si cette dernière n’avait pas joui du privilège de l’infaillibilité et à plus forte raison si son orthodoxie était la conséquence du passage des fidèles et non de l’autorité des Evêques.

On nous répondra peut-être qu’une autre différence devait donner une supériorité à Rome : celle qu’en tant que capitale de l’empire, les « fidèles de partout » venaient de fait puiser à cette source qui elle aussi aurait été de fait et non de droit, pure. Et que ces derniers auraient irrigués leurs Eglises dispersées de cette doctrine. C’est cette erreur que vont réfuter nos réponses aux deux objections suivantes.

Objection n°4 : les chrétiens seraient « venus de partout » à Rome non à cause son autorité religieuse mais parce que c’était la capitale politique

Qu’à cela ne tienne. Nos opposants peuvent bien admettre que la foi s’est conservée dans l’Eglise romaine grâce à ses évêques et non grâce aux chrétiens de passage. Ce qui faisait venir les chrétiens à Rome, selon eux, n’aurait en fait pas été la papauté mais l’autorité politique et l’importance sociale de la ville, ce qui aurait rendu son Eglise « connue de tous ». Aussi la « principauté supérieure » de l’Eglise de Rome ne serait pas à attribuer au pouvoir religieux de son évêque, mais au pouvoir politique de son empereur. L’abbé FREPPEL rapporte cette objection exprimée par un célèbre auteur protestant :

« Frappé de l’insuffisance d’une explication [ndlr : celle de SAUMAISE, que nous évoquerons plus bas] qui laissait au texte de saint Irénée toute sa force, Grabe, critique anglican, en proposa une autre qui, vous allez en juger, à défaut de tout autre mérite, possède du moins celui de l’originalité [Édition de saint Irénée par Jean-Ernest Grabe, Londres, 1702]. Saumaise n’avait pu s’empêcher d’avouer, avec beaucoup de loyauté, que saint Irénée admet l’obligation qu’ont les fidèles du monde entier de s’accorder avec l’Église romaine dans la foi ; il ne s’agit pas d’autre chose, en effet, dans une argumentation dont le but unique est de montrer où se trouve la véritable doctrine de Jésus-Christ. Eh bien, le croira-t-on ? Grabe ne découvre pas un mot de tout cela dans l’endroit que nous étudions. Il n’y est pas question pour lui de la primauté de l’Église romaine, ni de la communion de foi et de charité des fidèles avec elle ; le sens du passage est tout différent. Le voici : cette phrase, « toutes les églises, c’est-à-dire les fidèles du monde entier, doivent nécessairement converger vers l’Église romaine à cause de sa principauté supérieure, » désigne le concours de ceux que les différentes églises envoyaient à Rome pour défendre la cause des chrétiens auprès des empereurs, en raison du pouvoir suprême dont ceux-ci étaient revêtus [Ce qu’il faut remarquer en passant dans cette singulière explication, c’est que le critique anglican attache au mot potior princtpalitas l’idée d’une souveraineté véritable, puisqu’il y voit le pouvoir impérial qui, certes, était réel et même absolu. On voit par là combien nous avons raison de dire que saint Irénée attribue au siège de Rome un pouvoir souverain sur toute l’Église ; car appliquer l’expression aux empereurs romains, dont il n’ est nullement question dans le texte, c’est une pure facétie]. » (PREPPEL, page 17)

Réponse

A) La principauté politique : une interprétation rendue impossible par le texte et le contexte

L’abbé FREPPEL montra que cette explication était impossible :

« J’en demande pardon à un critique aussi distingué que Grabe, mais je dots dire qu’ il est difficile d’être plus plaisant dans un sujet plus sérieux, Qu’est-ce que les empereurs romains ont à voir ou à faire dans le texte de saint Irénée ? Y a-t-il une syllabe qui motive une pareille intrusion ? Qu’avait de commun le pouvoir de Commode ou de Septime-Sévère avec la règle de foi catholique que l’évêque de Lyon se propose de tracer ? On croit rêver en lisant des interprétations de ce genre. Il s’agirait, d’après Grabe, de l’affluence des chrétiens qui venaient à Rome présenter des requêtes aux empereurs païens. Voilà donc les fidèles de tous les pays, eos qui sunt undique fidèles, obligés de se rendre à Rome pour adresser des pétitions aux Césars ! Il faut convenir que c’est là une obligation toute neuve, dont personne n’ avait jamais entendu parler avant Grabe. Mais, du reste, il n’ y a pas trace de toutes ces imaginations dans le passage que j’ai placé sous vos yeux. Saint Irénée ne parle nullement d’un concours matériel ou d’un voyage de tous les fidèles vers la ville de Rome, mais d’un accord moral avec l’Eglise romaine ; c’est à cette dernière qu’il applique le mot « principauté plus puissante » et non aux empereurs romains auxquels il ne songe pas le moins du monde. En vérité, Messieurs, il faut que le texte de saint Irénée pris en lui-même soit d’une clarté irrésistible, pour qu’on se trouve réduit à le tourner ainsi par des explications bizarres qui n’ont aucun rapport avec le sujet que traite l’évêque de Lyon. » (FREPPEL, pp. 17-18)

Nous rappelons d’ailleurs les mots de l’abbé FREPPEL que nous avons cité juste au dessus :

« Si c’est à la présence des empereurs païens et à l’importance politique de Rome qu’il attribuait la prééminence de l’Église de celle ville, il aurait dû, ce semble, produire la liste des Césars, au lieu de dresser le catalogue des évêques de Rome, auxquels il rapporte la conservation de la vraie foi, et non pas à un concours de fidèles venus de toutes les parties du monde. Bien loin de tirer des arguments de la grandeur sans égale de l’Église romaine, de son antiquité, de sa renommée universelle, de sa fondation par les glorieux apôtres Pierre et Paul, et enfin de sa principauté supérieure, il aurait dû faire valoir les privilèges qu’assuraient à la ville de Rome son rang de capitale du monde, ses empereurs, sa cour, son sénat… » (FREPPEL, page 20)

Dom René MASSUET de surenchérir :

« Massuet, Dissert., III, a. 4, n. 33-35, P. G., t. VII, col. 280-283, montra ce que cette explication a de factice et d’impossible, et, n. 31, col. 278-279, expliqua de la sorte le passage d’Irénée : l’Eglise romaine est 1° la plus grande de toutes ; 2° celle qui est à la tête de toutes ; 3° qui est connue de tous ; 4° qui a été fondée par les apôtres Pierre et Paul ; 5° avec laquelle il est nécessaire que s’accordent les fidèles du monde entier, à cause de son autorité souveraine, car, bien que les autres, dans leurs limites, exercent la principauté sur les fidèles qui leur sont soumis, bien plus excellente est la principauté de l’Eglise romaine, utpote quæ principatus ac primatus jure omnibus dominetur, omnibus præsit omnesques ibi subditos habeat ; 6° dans cette Eglise a toujours été conservée, par ceux qui sont de partout, la tradition apostolique en ce sens que, les fidèles de l’univers entier étant tenus d’adhérer à sa doctrine, la tradition apostolique confiée à cette Eglise a pu s’y conserver beaucoup plus sûrement et facilement que dans les autres Eglises considérées séparément, dont la juridiction avait des limites plus restreintes. » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

Mais nous pouvons pousser plus loin la démonstration :

B) L’Eglise s’étendait déjà bien au-delà des limites de l’empire romain

L’argument des anti-romains ne tient pas debout rien qu’au regard des réalités politiques du temps. En effet, il est bien dit que la Tradition qui y est conservée l’est au bénéfice des « gens de partout », après que dans la phrase précédente il soit écrit : « avec cette Église, en raison de son origine plus excellente, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout ». Aussi cette règle a vocation à s’appliquer à l’intégralité de l’Eglise. Mais cette dernière n’était nullement cantonnée au seul empire romain et débordait largement de ses frontières !

Cela nous est premièrement enseigné par l’Ecriture Sainte. Après que les apôtres aient prêchés le jour de la Pentecôte à une grande foule en se faisant comprendre de chacun d’eux dans leur langue, le livre des Actes des Apôtres rapporte qu’

« Ils étaient stupéfaits et s’étonnaient, disant :

« Tous ces gens qui parlent, ne sont-ils pas des Galiléens ? Comment donc les entendons-nous chacun dans notre propre langue maternelle ? Partes, Mèdes, Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Egypte et des contrées de la Lybie Cyrénaïque, Romains résidant (ici), tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons dire dans nos langues les merveilles de Dieu.  » (Actes II 7-11)

Les « Partes, Mèdes, Elamites, habitants de la Mésopotamie » ainsi que les Arabes étaient étrangers à l’empire romain. Et nul doute qu’ils ont emporté dans leur pays la foi chrétienne, et que sur ce fondement les apôtres seront venus fortifier ces communautés et y ériger des églises organisées. Nous pourrions en dire de même de l’eunuque Ethiopien que le diacre Philippe rencontra sur la route de Jérusalem (Actes VIII, 27), qu’il prêcha, convertit et baptisa (Actes VIII, 35-39). Aussi cet eunuque n’aura pas manqué lui non plus de partager la foi chrétienne une fois de retour dans son pays, ce qu’il aura pu faire avec d’autant plus de facilité qu’il était « ministre de Candace, reine des Ethiopiens, et surintendant de tout son trésor » (Actes VIII, 27).

La Tradition rapporte que l’apôtre saint Thomas évangélisa jusqu’en Inde et même en Chine. Cette tradition nous est rapportée par beaucoup de Pères. Nous pouvons citer parmi eux Eusèbe de Césarée qui affirme qu’il évangélisa chez les Parthes, dont l’empire comprenait une partie du Nord de l’Inde : « Thomas selon la tradition reçut en partage le pays des Parthes » (Histoire ecclésiastique, III, 1). Nous pouvons aussi mentionner saint Ephrem le Syrien, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome et saint Jérôme, ainsi que par les Traditions de l’Eglise Orientale ainsi qu’une Tradition Malabare. Cette Tradition fut confirmée par les études historiques qui démontrèrent qu’il alla non seulement en Inde, mais même en Chine (visionner une vidéo ici et acheter un livre ici) !

Le contemporain en Orient d’Irénée, Clément d’Alexandrie (155-vers 215) déclare :

« Au reste, la puissance divine, en brillant sur l’univers avec une incroyable rapidité et une bienveillance qui ouvre à tous un libre accès, a rempli le monde de la semence du salut. Non ; ce n’est pas sans le concours d’une éternelle Providence qu’a été accomplie par le Seigneur, dans un si court intervalle de temps, une si prodigieuse révolution ; par le Seigneur, méprisé en apparence, mais adoré de fait, expiateur, sauveur, miséricordieux, Verbe divin, Dieu véritable sans aucun doute, égal au maître de l’univers, parce qu’il était son fils et que « le Verbe était en Dieu. » La prédication proclame-t-elle sa doctrine, la foi l’accueille ; s’incarne-t-il pour revêtir la forme de la créature et jouer sur la scène de notre monde le rôle de l’humanité, la foi reconnaît encore à travers ces voiles obscurs l’athlète qui combat légitimement, et qui aide sa créature dans ce duel terrible. Né de la volonté elle-même du Père, et descendu parmi tous les hommes avec une diffusion plus rapide que celle des rayons solaires, il fit aisément resplendir sur le monde le flambeau de la connaissance divine. » (Discours aux Gentils)

Enfin, saint Irénée dit lui-même :

« Tous les membres de cette Église, quoique disséminés sur la terre, sont unis par une même foi, comme si réellement ils vivaient tous ensemble, et n’ayant qu’une seule âme, un seul cœur, s’attachant à conserver le dépôt de ces mêmes doctrines ; et pour les prêcher, pour les enseigner, pour en continuer la tradition, elle le fait en quelque sorte comme par une seule bouche ; car la diversité des langages n’altère en rien la force et l’unité de ces traditions : les Églises de la Germanie ont la même croyance que les autres Églises ; les Églises de l’Ibérie, de la Gaule celtique, de l’Égypte, de la Libye ; celles qui sont aux extrémités, comme celles qui sont au centre du monde, n’ont qu’une même foi. De même que le soleil, œuvre de Dieu, verse sans cesse sur le monde une lumière toujours la même, ainsi les enseignements de la vérité illuminent des mêmes rayons tous les hommes qui veulent la connaître. Ne croyez pas que le fidèle moins instruit ait une autre doctrine que le pontife éloquent ; tous sont subordonnés au même maître, et l’homme qui sait le moins bien parler en sait toujours assez pour transmettre la tradition sans l’altérer ; la foi étant, comme nous l’avons dit, une et invariable, celui qui peut longuement s’étendre à son sujet n’y ajoute point ; celui qui ne sait pas la développer ne l’amoindrit point. » (Contre les hérésies, I, 10, 2)

Or la Germanie ne faisait pas partie de l’empire romain. Et saint Irénée va même plus loin en disant :

« C’est à cet ordre que donnent leur assentiment beaucoup de peuples barbares qui croient au Christ : ils possèdent le salut, écrit sans papier ni encre par l’Esprit dans leurs cœurs, et ils gardent scrupuleusement l’antique Tradition, croyant en un seul Dieu, Créateur du ciel et de la terre et de tout ce qu’ils renferment, et au Christ Jésus, le Fils de Dieu, qui, à cause de son surabondant amour pour l’ouvrage par lui modelé, a consenti à être engendré de la Vierge pour unir lui-même par lui-même l’homme à Dieu, qui a souffert sous Ponce Pilate, est ressuscité et a été enlevé dans la gloire, qui viendra dans la gloire comme Sauveur de ceux qui seront sauvés et Juge de ceux qui seront jugés et enverra au feu éternel ceux qui défigurent la vérité et qui méprisent son Père et sa propre venue. Ceux qui sans lettres ont embrassé cette foi sont, pour ce qui est du langage, des barbares » (Contre les hérésies, III, 4, 2)

Ces peuples « qui sans lettres ont embrassé cette foi », « possèdent le salut, écrit sans papier ni encre », et qui « sont, pour ce qui est du langage, des barbares », ne sont assurément pas des peuples de l’empire. Et pourtant, ils sont « nombreux » selon les mots de saint Irénée.

Or, en application de notre fameux paragraphe, tous ces chrétiens étrangers à l’empire devaient aussi se rendre à Rome car il est bien écrit : « avec cette Église, en raison de principauté supérieure, doit nécessairement s’accorder toute Église, c’est-à-dire les fidèles de partout ». Nos adversaires ne peuvent en aucun cas échapper au fait que même ceux qui n’ont pas l’usage de l’écriture et qui ne parle même pas la langue de l’empire doivent également, dans la pensée de l’auteur, s’accorder avec l’Église de Rome. Et ce par le biais de leurs Évêques maîtrisant le grec ou le latin.

C) Toutes les Eglises apostoliques ont la « principalitas », mais Rome en a une supérieure

Puisque l’autorité romaine dont il est question ne peut pas être l’autorité politique, il ne peut s’agir que de l’autorité religieuse. Cela est d’autant plus sûr que d’une part, s’il s’agissait de la primauté politique, il ne serait pas question de « primauté [principalitas] supérieure » car Rome était la seule capitale de l’empire, il n’y avait pas différentes capitales dont une serait supérieure. Et d’autre part, le terme de « primauté [principalitas] supérieure » se comprend encore mieux dans le sens de la primauté religieuse de Rome lorsqu’on considère les autres propos de saint Irénée.

1) Sous la plume de saint Irénée « principauté » veut dire « apostolicité »

En effet, pour saint Irénée, toutes les Eglises apostoliques ont la « principalitas » :

« Quapropter eis in Ecclesia sunt, presbyteris obaudire oportet his qui successionem habent ab apostolis, sicut ostendimus ; qui episcopatus successione charisma veritatis certum, secundum placitum Patris accepterunt : reliquos vero, qui absistunt a principali successione » (Contre les hérésies, IV, 26, 2 ; PG tome VII, colonnes 1053-1054)

Les traducteurs francophones et anglophones ne s’y sont pas trompés et ont tous traduit « principali successione » par « succession des apôtres », ou « qui tiennent des mains des apôtres le dépôt de la foi, et qui ont reçu l’ordination d’après l’institution même du Christ », ou encore « succession from the apostles« .

2) La supériorité des Eglises fondées par les apôtres chez saint Irénée et Tertullien (vers 155-vers 230)

En un autre endroit de son traité Contre les hérésies, saint Irénée affirme la supériorité des Eglises fondées par les Apôtres en matière de doctrine. En effet, en envisageant le cas d’école dans lequel les apôtres n’auraient pas laissé d’écrits et où le dépôt de la foi pour la Nouvelle Alliance ne nous serait connu que par la Tradition, qui devrait alors être à recherchée dans les Eglises fondées par les apôtres :

« Il résulte de ce que nous avons démontré dans le chapitre qui précède qu’il ne faut point chercher la vérité autre part que dans l’Église, où il est facile de s’en instruire. C’est dans son sein que les apôtres ont placé le riche dépôt qui contient avec abondance tout ce qui appartient à la vérité du Christianisme ; c’est à cette source de vie que chacun peut venir puiser selon ses besoins ; c’est là la porte par laquelle on entre dans la carrière du chrétien. Chercher à y entrer par un autre côté, ce serait agir à la manière des voleurs ou des larrons ; c’est pourquoi il faut éviter soigneusement tout contact avec les hérésies, et s’instruire avec ardeur de tout ce qui tient à la tradition de la vérité. Eh quoi ! s’il s’élevait un dissentiment de quelque importance entre les chrétiens, ne faudrait-il pas avoir recours aux Églises les plus anciennes, celles qui ont reçu leurs instructions des apôtres eux-mêmes. Et s’en rapporter à ce qu’elles décideraient sur le point en litige ? et enfin, si les apôtres ne nous eussent rien transmis par l’écriture, ne faudrait-il pas suivre la tradition telle qu’elle nous a été communiquée par ceux à qui ces mêmes apôtres ont confié l’administration de ces mêmes Églises ? » (Contre les hérésies, III, 4, 1)

De même, Tertullien (vers 155-vers 230), de peu postérieur à saint Irénée, témoigne de la même doctrine. Il dit que pour connaître la vérité, il faut se référer à l’enseignement des Eglises fondées par les apôtres !

Dans son oeuvre De la prescription contre les hérétiques, il écrit au chapitre XX, intitulé « Les Églises dépositaires de la foi », après avoir décrit la mission donné par le Christ aux apôtres, il écrit :

« [4] En conséquence, les apôtres (ce terme signifie « envoyés ») choisirent aussitôt, par la voie du sort, un douzième apôtre, Mathias, à la place de Judas, selon l’autorité de la prophétie qui apparaît dans le psaume de David. Ils reçurent la force promise de l’Esprit Saint qui leur donna le don des miracles et des langues. Ce fut d’abord en Judée qu’ils établirent la foi en Jésus-Christ et qu’ils installèrent des Eglises. Puis ils partirent à travers le monde, et annoncèrent aux nations la même doctrine et la même foi. [5] Dans chaque cité ils fondèrent des Églises auxquelles dès ce moment les autres Églises empruntèrent la bouture de la foi, la semence de la doctrine, et l’empruntent tous les jours pour devenir elles-mêmes des Églises.

[6] Et par cela même, elles seront considérées comme apostoliques, en tant que ‘rejetons’ des Églises apostoliques. [7] Toute chose doit nécessairement être caractérisée d’après son origine. C’est pourquoi ces Églises, si nombreuses et si grandes soient-elles, ne sont que cette primitive Église apostolique dont elle procèdent toutes. [8] Elles sont toutes primitives, toutes apostoliques, puisque toutes sont une. ‘ Pour attester cette unité ‘ elles se communiquent réciproquement la paix, ‘elles échangent le nom de frères, elles se rendent mutuellement les devoirs de l’hospitalité’ : [9] tous droits qu’aucune autre loi ne réglemente que l’unique tradition d’un même mystère. » (De la prescription contre les hérétiques, chapitre XX)

Au chapitre XXI intitulé « Deux prescriptions contre les hérétiques », où il pose le principe de la règle de la foi, pour écarter le principe-même que les hérétiques puissent prêcher différemment de l’Eglise :

« [3] Mais quelle était la matière de leur prédication, autrement dit, qu’est-ce que le Christ leur avait révélé ? Ici encore j’élève cette prescription que, pour le savoir, il faut nécessairement s’adresser à ces mêmes Eglises que les apôtres ont fondées en personne, et qu’ils ont eux-mêmes instruites, tant de « vive voix », comme on dit, que, plus tard, par lettres.

[4] Dans ces conditions, il est clair que toute doctrine qui est en accord avec celle de ces Églises, matrices et sources de la foi, doit être considérée comme vraie, puisqu’elle contient évidemment ce que les Églises ont reçu des apôtres, les apôtres du Christ, le Christ de Dieu. [5] Par contre, toute doctrine doit être a priori jugée ‘comme venant du mensonge’ qui contredit la vérité des Églises des apôtres, du Christ et de Dieu. [6] Reste donc à démontrer que cette doctrine, qui est la nôtre, et dont nous avons plus haut formulé la règle, procède de la tradition des apôtres, et que, par le fait même, les autres viennent du mensonge. [7] Nous sommes en communion avec les Églises apostoliques, parce que notre doctrine ne diffère en rien de la leur : c’est là le signe de la vérité. » (De la prescription contre les hérétiques, chapitre XXI)

Au chapitre XXXII intitulé « Apostolicité des origines et successions apostoliques » :

« [1] D’ailleurs, si quelques-unes osent se rattacher à l’âge apostolique pour paraître transmises par les apôtres, sous prétexte qu’elles existaient à l’époque des apôtres, nous sommes en droit de leur dire : « Montrez l’origine de vos Églises; déroulez la série de vos évêques se succédant depuis l’origine, de telle manière que le premier évêque ait eu comme garant et prédécesseur l’un des apôtres ou l’un des hommes apostoliques restés jusqu’au bout en communion avec les apôtres. » [2] Car c’est ainsi que les Églises apostoliques présentent leurs fastes. Par exemple, l’Église de Smyrne rapporte que Polycarpe fut installé par Jean; l’Église de Rome montre que Clément a été ordonné par Pierre. [3] De même encore, d’une façon générale, les autres Églises exhibent les noms de ceux qui, établis par les apôtres dans l’épiscopat, possèdent la bouture de la semence apostolique.

[4] Que les hérétiques inventent quelque chose de semblable ! Après tant de blasphèmes, tout ne leur est-il pas permis ? [5] Mais leurs inventions n’aboutiront à rien ; car leur doctrine, rapprochée de celle des apôtres, manifestera par sa diversité et ses contradictions qu’elle n’a pour auteur ni un apôtre, ni un homme apostolique. De même que les apôtres n’auraient pas enseigné des choses différentes les unes des autres, de même les hommes apostoliques n’auraient pas annoncé une doctrine contraire à celle des apôtres, à moins que, par hasard, ceux que les apôtres ont instruits n’aient prêché autrement qu’eux. [6] Voilà la preuve où les convieront avec défi ces Églises qui — sans pouvoir rapporter leur fondation à un apôtre ou à un homme apostolique, comme étant de beaucoup postérieures, et celles qui sont quotidiennement établies — conspirent pourtant toutes dans la même foi, et en vertu de cette consanguinité de doctrine sont considérées tout de même comme apostoliques.

[7] Donc que toutes les hérésies, sommées par nos Églises de fournir cette double preuve, manifestent les raisons qu’elles ont de se dire apostoliques ! [8] Mais elles ne le sont pas, et elles ne peuvent non plus prouver qu’elles sont ce qu’elles ne sont pas : aussi les Églises qui sont apostoliques de quelque manière ne les reçoivent-elles sous aucun prétexte dans la paix et la communion, vu qu’en raison de la divergence de leur doctrine, elles ne sont en aucune façon apostoliques. » (De la prescription contre les hérétiques, chapitre XXXII)

Et au chapitre XXXVI intitulé « Derniers arguments en faveur de l’apostolicité des Églises » :

« [1] Or donc, voulez-vous exercer plus louablement votre curiosité en l’employant à votre salut ? Parcourez les Eglises apostoliques où les chaires même des apôtres président encore à leur place, où on lit leurs lettres authentiques qui rendent l’écho de leur voix et mettent sous les yeux la figure de chacun d’eux. [2] Êtes-vous tout proche de l’Achaïe : vous avez Corinthe. N’êtes-vous pas loin de la Macédoine : vous avez Philippes ; si vous pouvez aller du côté de l’Asie : vous avez Ephèse ; si vous êtes sur les confins de l’Italie, vous avez Rome, dont l’autorité nous apporte aussi son appui. [3] Heureuse Église ! les apôtres lui ont versé toute leur doctrine avec leur sang. Pierre y subit un supplice semblable à celui du Seigneur. Paul y est couronné d’une mort pareille à celle de Jean (Baptiste). L’apôtre Jean y est plongé dans l’huile bouillante : il en sort indemne et se voit relégué dans une île. » (De la prescription contre les hérétiques, chapitre XXXVI)

3) La supériorité de l’apostolicité de l’Eglise de Rome

Il est donc établit que dans la pensée de l’auteur, la principalitas, la principauté, de l’Eglise de Rome vient de son origine apostolique et non de l’importance politique de la ville qu’elle concerne. Bien plus, selon Irénée, parmi toutes les Eglises apostoliques qui ont la « principalitas », seule celle de Rome a une « principalitas » qui est « potentior », c’est-à-dire supérieure : elle domine donc par essence les autres Eglises apostoliques !

En effet, cela ne peut pas être la dignité impériale de la ville de Rome qui donne son caractère supérieur à la principauté de l’Eglise de Rome, car comme le dit le vieil adage juridique romain, qui n’est que l’expression du bon sens : « Accessorium sequitur principale », « l’accessoire suit le principal » ! Aussi, la supériorité n’étant que greffée sur la principauté, et la principauté étant apostolique et non politique, la supériorité est de même apostolique. Puisque la supériorité se rapporte à la principauté et que la principauté est apostolique, c’est que la supériorité l’est aussi, c’est-à-dire que la supériorité de l’Eglise de Rome est une institution apostolique ayant pour fondement le Primat de saint Pierre, et pour conséquence l’infaillibilité des ses successeurs comme Evêques de Rome. Laissons une fois de plus la parole au Dictionnaire de théologie catholique :

« En outre, il est désormais admis que la potentior principalitas ne vise pas l’autorité civile, mais le principat, l’autorité de l’Eglise romaine. Convenire marque l’unanimité de la foi, qui doit se réaliser dans tout le monde à cause de cette autorité. La cause ne peut être que du même ordre que son effet, spirituelle comme lui. Cette autorité est « principale ». Toutes les Eglises apostoliques ont la principalitas. Cf. l. IV, c. XXVI, n. 2, col. 1053-1054 : Obaudire oportet his qui successionem habent ab apostolis… qui absistunt a principali successione… Ce qui distingue l’Eglise romaine, c’est que sa principalitas est potentior. Pourrit-on préciser la nature de cette principalitas ? Le mot grec le permettrait sans doute, mais nous ne le connaissons pas. Il est impossible de savoir si c’était αύθεντία, cf. Harnack, op. cit., t. I, p. 446 ; P. Batiffol, L’Eglise naissante et le catholicisme, p. 252 ; ou πρωτεία, comme l. IV, c. XXXVIII, n. 3, col. 1108 ; ou ήγεμονία, comme l. III, c. XI, n. 8, col. 886 (ces deux derniers mots sont rejetés par P. Batiffol, op. cit., p. 252) ; ou άρχή, cf. F. R. M. Hitchcock, Irenaeus of Lugdunum, p. 252-253. Le mot principalitas figure aussi dans les passages de la traduction latine. Il y désigne le plérôme gnostique, l. I, c. XXVI, n. 1 ; c. XXXI, n. 1 ; l. IV, c. XXXV, n. 2, 4, col. 686, 704, 1087, 1089 ; ou les « quatre esprits principaux, » c’est-à-dire les quatre vents, l. III, c. XI, n. 8, col. 885 ; ou, l. IV, c. XXXVI, n. 1, col. 1090, « l’autorité principale » du Fils qui, venant du Père, s’exprimait de la sorte : Ego autem dico vobis ; tandis que les serviteurs disent serviliter, au nom du Seigneur : Hæc dicit Dominus » ; ou l’antériorité chronologique, l. V, c. XIV, n. 1, 2, col. 1161, 1162. Les trois premières acceptions impliquent une excellence qui, pour n’être pas sur le même plan que celle de la principauté de l’Eglise de Rome, n’en invite pas moins à concevoir une grande idée de cette dernière. La quatrième acception ne convient pas à l’Eglise de Rome : la priorité chronologique et le prestige qui en résultent appartiennent à l’Eglise de Jérusalem, qu’Irénée nomme, l. III, c. XII, n. 5, col. 897 : « l’Eglise de laquelle toute Eglise a eu son commencement, la métropole des citoyens du Testament Nouveau. » Le sens de ces paroles, inexactement rendu par F. R. M. Hitchcock, op. cit., p. 252, et par L. Salvatorelli, op. cit., n’est pas douteux. Elles ont une valeur purement historique : « relatives aux origines du christianisme et visant le rôle de Jérusalem avant que la foi fût prêchée à Rome, elles constatent dans le passé un fait, sans y fonder pour l’avenir aucun droit ; ce serait le cas de parler de prestige et de dignité, » non d’autre chose. . C’est de toute autre chose qu’il est question pour l’Eglise de Rome. Le contexte implique « une primauté effective, pas seulement de prestige et de dignité, puisque saint Irénée en fait le ressort du gouvernement ecclésiastique, » A. d’Alès, dans les Recherches de science religieuse, Pairs, 1916, t. VI, p. 127, puisqu’elle oblige tous les fidèles du monde entier à conformer leur croyance à celle de l’Eglise romaine, que seule l’Eglise romaine jouit de cette prérogative. En effet, ôtez cette primauté effective ; il n’est pas plus nécessaire de se mettre d’accord avec l’Eglise de Rome qu’avec celles de Smyrne et d’Ephèse, par exemple, dont saint Irénée parle immédiatement après. Or, lui qui a puisé la foi dans l’Eglise de Smyrne, auprès des disciples de saint Jean, dit que les fidèles du monde entier, y compris conséquemment ceux d’Ephèse et de Smyrne, doivent nécessairement convenir dans la foi avec l’Eglise de Rome. C’est donc que la primauté de l’Eglise de Rome renferme le pouvoir de garantir dans son intégrité la tradition apostolique. Cf. Freppel, Saint Irénée, p. 434, 438-439. Un raisonnement esquissé par J. Chapman, Le témoignage de saint Irénée en faveur de la primauté romaine, dans la Revue bénédictine, Maredsous, 1895, [col.2435 fin / col.2436 début] t. XII, p. 56, achève de trancher la question de la nature de la suprématie romaine. Irénée veut « faire admettre aux gnostiques, sans autre vérification, que la foi romaine est identique en fait aux traditions de toutes les autres Eglises, que tout désaccord entre eux et la foi romaine équivaudra donc à un désaccord avec l’Eglise universelle… Il faut donc que la nécessité de l’accord entre Rome et les autres Eglises soient une nécessité rigoureuse et, pour cela, il faut que la raison de cette nécessité ne soit pas une bienséance, mais une autorité. » F. X. Roiron, dans les Recherches de science religieuse, Paris, 1917, t. VII, p. 48-49. […]

En résumé, la supériorité que saint Irénée proclame n’est point due à l’importance civile de Rome ni à l’importance de l’Eglise romaine en tant qu’elle résulte de l’importance de la ville de Rome ; c’est une supériorité de l’Eglise romaine due à un caractère intrinsèque. Ce n’est pas seulement une prééminence commune aux Eglises apostoliques en raison de leur origine, qui serait potentior dans l’Eglise de Rome, une prééminence honorifique qui la rendrait prima inter pares. Ce n’est pas même seulement une supériorité de primauté indéterminée, et nous n’avons pas une affirmation seulement implicite de la primauté juridique de l’Eglise de Rome. Mais nous avons une affirmation explicite, affirmation qui, parce qu’Irénée traite une question d’ordre doctrinal, porte uniquement sur la primauté juridique envisagée au point de vue doctrinal. Cf. Flamion, Rapports sur les travaux du séminaire historique [col.2437 fin / col.2438 début] (1898-1899), dans l’Annuaire de l’Université catholique de Louvain, Louvain, 1900, p. 384-389 Saint Irénée affirme, en termes clairs, une primauté effective. De son texte il est légitime de conclure qu’elle est souveraine et qu’elle réside dans le pape. » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

Cela signifie que pour saint Irénée, l’Eglise de Rome est investie d’une qualité intrinsèque, la rendant supérieure aux autres, y compris aux autres Eglises apostoliques ayant elles aussi la « principalitas », et même les Eglises de Smyrne, d’Ephèse et les autres d’Asie, qu’il mentionne dans le paragraphe suivant l’énumération des évêque de Rome comme ayant conservant toujours la vraie foi à l’instant où il écrit :

« Nous pouvons nous étayer aussi de l’autorité de saint Polycarpe, qui enseigna ces mêmes doctrines, les seules vraies, et qui en transmit le dépôt à l’Église. Or, saint Polycarpe les tenait des apôtres eux-mêmes ; il avait conversé avec un grand nombre de personnes qui avaient vu notre Seigneur ; il avait été investi par les apôtres de l’épiscopat de Smyrne en Asie ; nous l’y avons vu nous-mêmes dans notre première jeunesse. Il persévéra dans sa foi jusqu’à un âge très-avancé, et il sortit enfin de cette vie, après avoir souffert glorieusement et courageusement le martyre. Tous les prêtres qui sont aujourd’hui en Asie, et qui ont été les successeurs de saint Polycarpe […] Enfin nous avons dans Paul, qui fonda l’Église d’Éphèse, où Jean lui succéda, et où il resta jusqu’au règne de Trajan, un témoin sincère et irréfragable de la tradition transmise par les apôtres. » (Contre les hérésies, III, 3, 4)

Aussi le motif religieux des voyages des chrétiens à Rome est confirmé par les faits :

D) Les motifs religieux de la venue à Rome de ces chrétiens « de partout »

La thèse de l’afflux des chrétiens à Rome pour des motifs civils n’est pas soutenable, et ce pour plusieurs raisons.

La première est que l’antiquité chrétienne nous offre beaucoup d’exemples de chrétiens ayant fait le voyage à Rome pour des motifs exclusivement religieux et en rien civils, malgré les difficultés, le coût, les risques du voyage et la menace des persécutions, ce qui signifie qu’ils savaient que l’autorité romaine était une loi de la Nouvelle Alliance. Rappelons que l’argument auquel nos adversaire pourraient alors se rattrapé, à savoir qu’ils se rendaient à Rome car elle avait conservé la foi grâce aux chrétiens de passage, a été réfutée. Et que même si cela était vraie, cela n’expliquerait pas qu’ils se rendent à Rome, parfois très loin de chez eux, plutôt que dans une autre Eglise ayant gardé la vraie foi, plus proche de chez eux : c’est qu’ils savaient que l’orthodoxie de l’Eglise de Rome était une orthodoxie de droit qui ne pouvait pas défaillir, tandis ce que l’orthodoxie des autres Eglises était contingente et pouvait cesser d’être. Nous avons donné dans la réponse à l’objection n°2 les exemples des Corinthiens qui allèrent chercher les directives de saint Clément de Rome, alors même qu’il leur aurait été plus facile de recourir à l’apôtre saint Jean ou au disciple saint Timothée, très important pour l’Eglise de Corinthe comme nous l’avons dit, de saint Polycarpe, de saint Irénée lui-même, d’Abercius, d’Origène, des contemporains de saint Cyprien, de l’affaire des lapsi et de l’évidence qui s’imposait même à un païen, manifestée dans le cas du jugement de l’empereur Aurélien sur le cas de Paul de Samosate !

La deuxième est que la nécessité de se rendre physiquement à Rome pour tous et chacun des chrétiens n’est tenable ni en matière religieuse ni en matière civile. En effet, cette obligation pesait seulement en puissance sur tous les chrétiens, mais elle ne se transformait en obligation en acte que pour très peu de chrétiens. De même que l’obligation en puissance de se rendre à Rome, pour des motifs civils, qui pesaient sur tous habitants de l’empire, qu’ils aient été chrétiens ou païens, ne se transformait en obligation en acte que pour très peu d’entre eux. L’obligation de rendre à Rome pour « toute Eglise » ne signifie donc rien d’autre la règle abstraite de l’obligation de se rendre à Rome pour connaître la vraie doctrine lorsque le besoin s’en fait sentir, ou que le gouvernement de l’Eglise l’exige.

Troisièmement, il est impossible que pour saint Irénée la « primauté supérieure » de Rome ait désigné la fonction politique de la ville, d’une part parce que l’Eglise était largement établie en dehors de l’empire, et d’autre part parce que sa manière de s’exprimer indique que c’est à l’Eglise de Rome elle-même revient la « primauté supérieure ». Ce sont les objets de la suite de notre réponse.

E) C’est « toute Eglise » qui doit « convenire ad » l’Eglise de Rome

Enfin, une variante de cette objection est de dire que les « fidèles de partout » devaient se rendre à Rome non pour défendre leur cause auprès de l’empereur mais simplement pour la foule de motifs civils qui pouvaient conduire des résidants de l’empire à Rome.

Cette interprétation est impossible pour deux raisons.

La première nous venons de l’exposer : l’Eglise s’étendait déjà bien au-delà des limites de l’empire romain.

La seconde est que comme nous le disons plus haut : la traduction de « convenire ad » par « se rendre à » est donc impossible car le passage dit que c’est « toute Eglise » qui doit « convenire ad » l’Eglise de Rome. Or un chrétien de passage à Rome pour des motifs civils à titre individuel y vient en son propre nom et pas au nom de celui de son Eglise. Contrairement à un émissaire spécialement envoyé à Rome par son Eglise, comme il y en eut plusieurs comme nous allons immédiatement le rappeler.

Objection n°5 : l’exemple de Rome serait conditionnel et lié à son orthodoxie de fait et non à son infaillibilité de droit

Voilà nos adversaires repoussés dans leur ultime retranchement. Ils disent alors que saint Irénée ne prendrait Rome que comme un exemple parmi d’autres, car d’ailleurs il mentionne encore d’autres Eglises apostoliques dont il n’établit pas la liste des évêques et dont il dit pourtant qu’elle ont conservé la Tradition apostolique. Il s’en suivrait que l’exemple de Rome ne serait que conditionnel et ne serait donné qu’en considération de deux facteurs : d’une part l’orthodoxie conservée à Rome pour des raisons de fait et non de droit, et d’autre part la grande importance civile de Rome qui l’aurait rendu de fait « connue de tous ». L’abbé FREPPEL rapporte cette objection exprimée par un célèbre auteur protestant :

« Je commence par l’explication de Saumaise, critique calviniste du XVIIe siècle [De primat. Pap., c. V, p. 65, édit. Lugd, Bat., 1645]. Il avoue d’abord qu’il n’y a pas moyen de prêter aux paroles de saint Irénée un autre sens que celui d’un accord dans la foi avec l’Église de Rome, accord qui est une nécessité et un devoir pour toutes les autres églises. De plus, il reconnaît que révoque de Lyon regarde l’Eglise romaine comme la principale et la première de toutes ; mais pour écarter du protestantisme le crime de rébellion, il s’efforce d’atténuer la portée du texte. À l’entendre, saint Irénée se contenterait de proposer l’Eglise de Rome comme un modèle à suivre, un exemple de vigilance et de sincérité dans la conservation de la loi. La croyance de tous les fidèles doit concorder avec la sienne, car c’est elle qui, par le fait, a su maintenir dans toute sa pureté la Tradition apostolique. » (FREPPEL, page 16)

Réponse

A la réalité, par tout ce que nous venons de dire, nous avons déjà matériellement répondu à cette objection. Toutefois, nous allons ici remettre notre raisonnement en forme pour éliminer le denier argument des adversaires de la Papauté.

A) Une objection réfutée par notre réponse à l’objection n°4

Comme nous l’avons vu, saint Irénée affirme, immédiatement après le passage en question l’orthodoxie des Eglises de Smyrne et d’Ephèse (Contre les hérésies, III, 3, 4), et plus loin, de celle de Jérusalem (Contre les hérésies, III, XII, 5). Pourquoi dans ces conditions saint Irénée dit-il que nous devons nous accorder avec l’Eglise de Rome, plus qu’avec celle de Smyrne, d’Ephèse ou de Jérusalem ? Nos contradicteurs répondront que des chrétiens de partout étaient obligés de se rendre physiquement à Rome pour des motifs civils, et aucunement obligés de se rendre tous à Smyrne, Ephèse ou Jérusalem. Mais nous avons réfuter la pertinence de cet argument dans notre réponse précédente.

Mais poussons plus loin la démonstration.

Nous rappelons par ailleurs ce que nous disions au sujet de l’affaire des lapsi où l’Eglise de Rome tint l’Eglise universelle, non pas par un jugement d’un Evêque de Rome que les autres Eglises locales auraient trouvé conforme à la vérité, mais par une absence de jugement puisqu’il n’y avait momentanément plus d’Evêque de Rome, qui bloqua toute l’Eglise pour une affaire grave, urgente et à l’issue a priori évidente. Il faut ici rappeler que la maintien ou non d’une Eglise dans la vérité correspond pour saint Irénée à l’enseignement de son Evêque, il n’est donc pas possible de dire que cet exemple ne vaudrait pas puisque les différentes Eglises locales auraient jugé conforme à la vérité la décision du clergé de Rome en l’absence d’Evêque (et ce ne serait-ce que parce que le clergé de Rome renvoie à la nécessité d’avoir un Evêque de Rome pour juger de l’affaire pour l’Eglise universelle, ceux qui voudraient donc user de cet argument pour contourner le nôtre se réfuteraient eux-mêmes).

B) Il faut s’accorder avec l’Eglise de Rome en raison de sa « principauté supérieure »

Voici ce qu’affirme l’abbé FREPPEL :

« Saumaise s’imaginait sans doute que personne après lui ne lirait attentivement le passage en question. Saint Irénée ne dit nullement que tous les fidèles ont l’obligation de s’accorder dans la foi avec l’Eglise de Rome, par le seul et unique motif que celle-ci a gardé dans son intégrité la Tradition des apôtres, mais à cause de sa principauté supérieure, propter potiorem principalitatem : c’est sur la supériorité du pouvoir ou sur la primauté qu’il base la nécessité de cet accord. » (FREPPEL, p. 16)

« Au lieu de potiorem principalitatem, quelques manuscrits portent potentiorem principalitatem ; le sens est absolument le même de part et d’autre. Saumaise pense qu’on lisait dans le texte grec ἑξαίρετον πρωτεῖοπν; dom Massuet, ὐπέρτερον πρωτεῖοπν : locutions qui expriment également une primauté réelle. Ce qu’il y a de certain, c’est que le mot principntitas ne saurait avoir d’autre signification, car le traducteur de saint Irénée remploie ailleurs pour désigner le pouvoir divin (l. II, c. I). Ce sont les deux seuls endroits de l’ouvrage où nous ayons remarqué cette expression qui appartient au vocabulaire de la basse latinité dans lequel il a d’ordinaire le sens de primauté. Voyez Ducange, Glossarium mediae etinfimmae latinitatis. » (FREPPEL, p. 11, note de bas de page)

Nous nous permettons de couper l’abbé FREPPEL ici pour rappeler que l’argument selon lequel la « principauté supérieure » de Rome se rapporterait ici au pouvoir impérial a été complétement réfuté juste au dessus. Il poursuit :

« Et, en effet, ôtez ce pouvoir suprême ou cette primauté, il n’était pas plus nécessaire de se mettre d’accord avec l’Église de Rome qu’avec celles de Smyrne et d’Éphèse, dans lesquelles, par le fait, la vraie foi s’était conservée jusqu’alors non moins qu’à Rome, comme saint Irénée le constate lui-même. Il s’agit donc bien d’une prééminence réelle et effective, d’une prérogative spéciale qui oblige tous les fidèles du monde entier à conformer leur croyance à celle de l’Église romaine, prérogative dont cette dernière jouit toute seule, et à laquelle ne participent ni les églises de Smyrne et d’Éphèse, ni aucun autre siège fondé par les apôtres. Voilà ce que Saumaise affecte de méconnaître, mais ce qu’une étude tant soit peu attentive du texte fait ressortir avec évidence. » (FREPPEL, pp. 16-17)

C) L’origine apostolique de cette « principauté » et donc de sa « supériorité »

Aussi, cette « primauté supérieure » est une supériorité de l’Eglise romaine due à un caractère intrinsèque et religieux. Caractère qui la rend religieusement même supérieure aux autres Eglises apostoliques, alors même qu’elles aussi ont la « principalitas » (Contre les hérésies, IV, 26, 2) et qu’elles sont restées dans la vraie foi, particulièrement celles d’Asie, dont il est originaire, et particulièrement celles de Smyrne et d’Ephèse, qui se trouvent ainsi elles aussi dans la dépendance de Rome, devant soumettre leurs « principautés » à la « principauté supérieure » de l’Eglise de Rome. C’est pourquoi il est dit que « toute Eglise » (donc, je le répète encore une  fois, y compris celles qui aussi gardée la vraie foi) doivent « nécessairement », « necesse est » en latin, « s’accorder avec » ou « se rendre à », nous avons vu que c’était égal, l’Eglise de Rome.

D) Selon saint Irénée les évêques sont infaillibles par « un charisme sûr de vérité » et non grâce un processus humain : l’obligation pour être dans la vérité d’être en communion avec l’Eglise de Rome n’est donc pas une nécessité circonstancielle, mais une condition de ce charisme

Dans notre article déjà cité Saint Irénée de Lyon (IIè siècle) sur l’infaillibilité de la Tradition, nous montrons que saint Irénée enseignait que les évêques enseignent la vérité de manière infaillible non pas par un effort humain, mais via « un charisme sûr de vérité« . Or un « charisme » est un don que Dieu fait à quelqu’un pour produire un effet via la ministre qu’il s’est choisi « ex opere operato » (« de par l’action opérée », ici l’acte d’enseignement avec autorité), et non pas « ex opere operantis » (« de par l’action ode celui qui opère », ici l’effort humain que l’évêque ferait pour être infaillible). Voici ce que les passages complets de saint Irénée qui intitule clairement et sans équivoque le 26è chapitre du IVè livre de Contre les hérésies : « Le Christ était dans les saintes Écritures comme un trésor caché, que son incarnation et sa passion ont manifesté au monde ; mais l’interprétation des Écritures et l’explication des règles de la foi n’appartient qu’aux évêques qui, dans la hiérarchie catholique, sont les successeurs légitimes des apôtres », y dit entre autres :

« C’est pourquoi il faut écouter les presbytres qui sont dans l’Église : ils sont les successeurs des apôtres, ainsi que nous l’avons montré, et, avec la succession dans l’épiscopat, ils ont reçu le sûr charisme de la vérité selon le bon plaisir du Père. Quant à tous les autres, qui se séparent de la succession originelle, quelle que soit la façon dont ils tiennent leurs conventicules, il faut les regarder comme suspects : ce sont des hérétiques à l’esprit faussé, ou des schismatiques pleins d’orgueil et de suffisance, ou encore des hypocrites n’agissant que pour le lucre et la vaine gloire. Tous ces gens se sont égarés loin de la vérité. » (Contre les hérésies, IV, 26, 2)

Pour la citation ci-dessus, nous n’avons exceptionnellement pas suivie la traduction GENOUDE (1838). En effet, cette dernière est :

« C’est aux évêques et aux prêtres, qui tiennent des mains des Apôtres le dépôt de la foi, et qui ont reçu l’ordination d’après l’institution même du Christ, que nous devons nous en rapporter pour les véritables règles de notre croyance. Quant à ceux qui s’éloignent du sein de l’Eglise, quelque soit le lieu où ils se réunissent, nous devons les tenir pour suspects, à l’égal des hérétiques et des gens de mauvaise foi, ou comme des hommes égarés par l’orgueil et qui ne se complaisent qu’en eux-mêmes ; ou bien enfin comme des hypocrites qui n’ont pour mobile de leur conduite qu’un vil intérêt, une vaine gloire. Tous ceux-là ont quitté le chemin de la vérité. » (Contre les hérésies, IV, 26, 2)

Mais cette traduction ne traduit pas fidèlement le texte originel. La première erreur, et la moindre, est de traduire « presbytres » par « évêques et prêtres » : dans le contexte, « presbytres » qui vient du grec « presbuteros » et qui a donné « prêtres » veut effectivement dire « évêques« . La deuxième erreur, et la la principale, est d’occulter l’infaillibilité de droit divin du corps de évêques en disant d’eux « tiennent des mains des Apôtres le dépôt de la foi« , au lieu de dire « ils ont reçu le sûr charisme de la vérité« , en effet, l’original latin porte « charisma veritatis certum » (PG, tome VII (1), colonne 1053). La troisième erreur est d’attribuer cette infaillibilité à « l’institution même du Christ » plutôt qu’au « bon plaisir du Père« , en effet, l’original latin porte « placitum Patris » (PG, tome VII (1), colonne 1054).

Plus loin, saint Irénée écrit :

« Ce n’est qu’au sein de l’Église que se trouvent de pareils ministres ; c’est d’eux dont le prophète a dit : « Je te donnerai des princes pacifiques et des grands prêtres pleins de justice. » C’est à leur sujet aussi que notre Seigneur a dit ces paroles : « Qui est donc le serviteur fidèle et prudent que son maître a commis sur sa maison pour distribuer la nourriture au temps marqué ? Bienheureux serviteur, si son maître arrivant le trouve ainsi. » Et saint Paul nous explique où l’on pourra trouver ce serviteur fidèle, quand il dit : « Dieu a établi dans son Église, premièrement des apôtres, secondement des prophètes, troisièmement des docteurs. » Où chercherions-nous donc ailleurs la vérité, que là où le Seigneur lui-même en a établi le sanctuaire, où l’Église conserve la succession spirituelle des apôtres et maintient, dans toute sa pureté, dans son incorruptibilité, la parole du salut. Voilà quels sont ceux qui gardent le dépôt de notre foi en un seul et même Dieu, l’auteur de toutes choses : ils alimentent, ils accroissent de plus en plus notre amour pour le Christ, son fils, qui nous a donné tant de preuves de sa bonté ; enfin ce sont eux qui, en nous expliquant les Écritures, avec la fermeté de la conviction, trouvent une nouvelle occasion de louer Dieu et de glorifier les patriarches et les prophètes. » (Contre les hérésies, IV, 26, 5)

Aussi pour saint Irénée les évêques répandus dans le monde sont infaillibles de droit de par leur épiscopat, et non pas par leur accord circonstanciel avec tel ou tel autre évêque qui serait de fait dans le vrai. Aussi il ne faudrait pas penser que pour lui chaque évêque individuellement infaillible de manière universelle et systématique, et d’ailleurs les faits prouvent et prouvaient déjà le contraire. Aussi saint Irénée parle de l’infaillibilité de l’unanimité morale du corps des évêques enseignant comme un corps. Aussi, l’une des condition pour lui pour que ce corps soit constitué, pour que chaque évêque individuellement soit membre de ce corps et participe de cette infaillibilité, il faut qu’il soit soumis à l’évêque de Rome dans la foi et dans le gouvernement. C’est exactement l’une des conditions que l’infaillibilité du magistère ordinaire-universel des évêques dispersé dans le monde, d’après le dogme catholique. Nous en disons plus dans notre article :

L’infaillibilité du magistère ordinaire-universel

E) Une nécessité morale découlant de l’infaillibilité

« Necesse est peut indiquer une nécessité logique : si, de part et d’autre, on a reçu et gardé une tradition unique, il faudra bien que l’on soit d’accord, […] ou morale. […] « Dans le premier cas, la nécessité est logique : il ne peut pas se faire que les autres Eglises, où est [col.436 fin / col.2437 début] conservée la tradition apostolique, ne s’accordent pas avec l’Eglise romaine. Dans le second cas, la nécessité est morale ; les autres Eglises ont le devoir de s’accorder avec l’Eglise de Rome ? » » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

La nécessité est ici la nécessité morale car « toute Eglise », y compris les autres ayant conservé la vraie foi, doivent « nécessairement » « s’accorder avec » ou « se rendre à » l’Eglise de Rome « en raison de sa principauté supérieure », or nous avons vu dans la théorie que celle-ci ne pouvait pas être liée au pouvoir impérial, et dans la pratique que de nombreux chrétiens se rendaient à Rome pour des motifs exclusivement religieux, malgré les difficultés, le coût, les risques du voyage et la menace des persécutions, ce qui signifie qu’ils savaient que l’autorité romaine était une loi de la Nouvelle Alliance. Rappelons que l’argument auquel nos adversaire pourraient alors se rattrapé, à savoir qu’ils se rendaient à Rome car elle avait conservé la foi grâce aux chrétiens de passage, a été réfuté, et que même si cela était vrai, cela n’expliquerait pas qu’ils se rendent à Rome, parfois très loin de chez eux, plutôt que dans une autre Eglise ayant gardé la vraie foi, plus proche de chez eux. L’explication est simple : c’est qu’ils savaient que l’orthodoxie de l’Eglise de Rome était une orthodoxie de droit qui ne pouvait pas défaillir, tandis ce que l’orthodoxie des autres Eglises était contingente et pouvait cesser d’être. Nous renvoyons au début de notre article pour y relire ce que disait le Cardinal Louis BILLOT, et nous laissons le mot de la fin pour cette objection au Dictionnaire de théologie catholique :

« S’il est nécessaire que toutes les Eglises particulières s’accordent avec celle de Rome à cause de sa primauté, c’est que la croyance de Rome est la règle suprême de la foi universelle. Indiquer la foi qu’elle annonce aux hommes, c’est confondre tous les fauteurs d’hérésie ou de schisme, omnes eos quo quoquo modo… præterquam oportet colligunt, n. 2, col. 849 ; cf. l. IV, c. XXVI, n. 2, col. 1054. Et si une Eglise fondée par les apôtres entrait en conflit avec Rome ? L’hypothèse est étrangère à la perspective irénéenne ; chez lui aucune allusion à la possibilité d’un désaccord doctrinal de ce genre. Mais, si le cas se présentait ― en fait il s’est produit dans l’histoire ― Irénée sûrement n’hésiterait pas à donner la préférence à Rome ; l’accord qu’il conçoit ne consiste point en ce que Rome aille vers les autres Eglises, mais que les autres Eglises aillent vers Rome. C’est Rome qui aurait le dernier mot. Cf. G. Semeria, Dogma, gerarchia e culto nella Chiesa primitiva, Rome, 1902, p. 304.

Enfin, quand il parle du principat spécial de l’Eglise romaine, Irénée entend qu’il réside dans le pape, son chef. C’est de la succession épiscopale, qui va des apôtres à nous, eos qui ab apostolis instituti sunt episcopi et successores eorum usque ad nos, col. 848, que dépend la transmission de la tradition apostolique. Aussi, à défaut des autres listes qu’il serait trop long de dresser, Irénée doit-il la liste des chefs de l’Eglise qui a cette autorité principale et qui a été fondée par les apôtres Pierre et Paul. […] Relevons […] qu’il souligne que, par les successeurs des apôtres Pierre et Paul, la foi prêchée par les apôtres est parvenue jusqu’à nous, eam quam habet ab apostolis traditionem et annuntiatam hominibus fidem per successionem episcoporum pervenentiem usque ad nos, n. 2, col. 848. Et, quand il a terminé ce catalogue des évêques de Rome, depuis Lin jusqu’à Eleuthère, Irénée conclut, n. 3, col. 851 : « C’est de cet ordre et par cette succession qu’est arrivée jusqu’à nous la tradition des apôtres et l’enseignement de la vérité. Et est plenissima hæc ostensio unam et eamdem vivificatricem fidem esse quæ in Ecclesia ab apostolis usque nunc sit conservata et tradita en veritate. » N’est-ce pas dire équivalemment que le pape est le gardien suprême de la foi véritable ? » (F. VERNET, Dictionnaire de théologie catholique, article « IRÉNÉE (Saint), évêque de Lyon »)

F) Deux exemples convergents

1) Saint Grégoire de Nazianze (329-390)

L’antiquité nous offre l’exemple de saint Grégoire de Nazianze montrant l’Eglise de Constantinople comme grand centre religieux en raison de son orthodoxie de fait et de son rôle politique. Mais il nous montre aussi celle de Rome comme le plus grands des centres religieux de droit, indépendamment de son rôle politique et comme ne pouvant pas errer en matière de foi. Il s’agit d’ailleurs d’une réponse à l’argument que les anti-romains voudraient tirer de ces propos. En effet, des anti-romains affirment que saint Grégoire de Nazianze contredit la Papauté dans ce passage où il parle de Constantinople :

« Cette cité est l’œil du monde, les nations les plus reculées se rendent à elle de toutes parts, et elles tirent d’elle, comme d’une source, les principes de la Foi. » (Discours 42, 10)

Et dans un autre ouvrage, il parle encore de Constantinople comme du « siège de la piété » (Poème 11 sur sa vie : Carmen de Vita sua, vers 360)

Mais la réalité est que par ces mots saint Grégoire de Nazianze exprime un état de fait et non un état de droit. En effet, il est parfaitement exact que jusqu’à son époque, l’Eglise de Constantinople s’était distinguée par sa fidélité à l’Evangile, et que depuis 330 Constantinople était devenu la capitale de l’empire (d’autant plus que Rome avait perdu beaucoup de son prestige politique lorsqu’elle cessa d’être la capitale impériale au profit de Milan 286, capitale impériale qui sera transférée à Ravenne en 402). Il est donc normal que pour des motifs pratiques, beaucoup de gens se soient rendus à Constantinople à laquelle il était facile et souvent nécessaire de se rendre.

Mais cela était suspendu au fait que Constantinople conservait la foi de l’Eglise, contrairement à Rome qui, elle, ne peut par définition pas dévier de la foi de l’Eglise. Comment être sûr que c’est cela qu’a voulu dire saint Grégoire de Nazianze ? Tout simplement en le laissant parler ! En effet, dans l’ouvrage dont est tirée sa seconde citation il affirme la primauté et l’infaillibilité de droit divin de l’Eglise Romaine :

« La nature ne nous a pas donné deux soleils. Mais nous avons deux Rome, deux lumières pour éclairer le monde entier, l’ancien pouvoir et le nouveau. » (Poème 11 sur sa vie : Carmen de Vita sua, vers 360 dans PG, 37/1067-1068)

On pourrait croire que ce texte met à pied d’égalité Constantinople et Rome, c’est-à-dire la nouvelle Rome et l’ancienne. Mais lisons ce qui suit :

« Pour ce qui est de la foi, Rome court déjà depuis longtemps et encore aujourd’hui dans la bonne direction, elle délivre l’Occident tout entier en lui donnant la doctrine du salut, et il est bien juste que l’Église qui est à la tête de toutes les autres ait le soin d’établir partout la concorde divine. Quant à Constantinople, la nouvelle Rome, elle marchait jusqu’ici droitement […] et il n’en va plus de même aujourd’hui. »

On le voit : si Rome enseigne la vraie doctrine c’est une réalité de droit divin parce qu’ « il est bien juste que l’Église qui est à la tête de toutes les autres ait le soin d’établir partout la concorde divine« , tandis ce que si Constantinople a été une bonne fille de l’Eglise pendant longtemps, « il n’en va plus de même aujourd’hui » !

Les propos de saint Grégoire de Nazianze vont dans le même sens que ceux de saint Irénée : une infaillibilité de droit pour l’Eglise de Rome, accompagnée d’une simple inerrance de fait pour les Eglises de Smyrne et Ephèse chez saint Irénée (Contre les hérésies, III, 3, 4), et celle de Constantinople chez saint Grégoire de Nazianze.

2) Saint Théodore Studite (759-826)

Nous trouvons le même argument utilisé par les anti-romains pour nier la portée papiste des propos de saint Théodore Studite, nous exposons cela dans notre article :

La doctrine de saint Théodore Studite (759-826), « l’un des derniers catholiques de Constantinople »

Objection n°6 : saint Irénée se serait opposé au Pape dans l’affaire de la Pâques

L’ultime argument de nos adversaires est un argument de fait. Selon eux, la conduite de saint Irénée envers le Pape saint Victor Ier, lors de la querelle des quartodécimans (Histoire ecclésiastique, V, 24-25), démontrerait selon nos adversaires que saint Irénée ne reconnaissait pas la juridiction de l’évêque de Rome sur l’Eglise universelle. Comme le dit l’abbé FREPPEL :

« Le dernier critique protestant qui se soit occupé du texte de saint Irénée n’a pas cru pouvoir nier que l’évêque de Lyon proclame la nécessité d’un accord dans la foi avec l’Eglise romaine; mais, pour échapper à la conséquence qui découle de là contre les communions dissidentes, il s’est appuyé sur un fait que Néander et Grabe avaient également allégué dans le même but [Die christliche Kirche an der Schwelle des lrenaeischen Zeilalters, von D. Graul; Leipzig, 1860, p. 138]. Ce qui prouve, dit-il, que saint Irénée n’attribue pas à l’évêque de Rome un pouvoir de juridiction sur l’Église universelle, c’est son altitude en face du pape saint Victor dans la question des quarto-décimans, dans la controverse entre le pontife romain et quelques évêques do l’Asie Mineure touchant le jour où l’on devait célébrer la Pâque. Il faut être doué d’une audace peu commune pour chercher une objection dans ce qui fournit au contraire une preuve irrécusable de la prérogative du Siège apostolique. » (FREPPEL, p. 23)

Réponse

Non seulement l’attitude de saint Irénée envers le Pape ne réfute la Papauté, mais encore elle la confirme. En effet, saint Irénée fait valoir à saint Victor que selon lui, sa décision n’est pas adaptée. Mais loin de contredire l’autorité de Victor, au contraire elle la suppose car il ne lui dit pas qu’il n’a pas le pouvoir de faire ce qu’il fait, mais seulement que l’usage qu’il fait d ce pouvoir n’est pas pertinent. Ce qui suppose qu’il en soit en principe possesseur. Notre prochain article sur la Papauté sera un exposé complet de cette question. Nous invitons notre lecteur à consulter notre article sur le sujet :

La querelle de la Pâques et la Papauté

Nous invitons également à lire ce qu’en disent les livres disponibles à la lecture ici et ici. Nous laisserons seulement la parole à l’abbé FREPPEL pour une réponse rapide :

« Nous avons démontré, l’an dernier, en analysant les premières lettres des papes, que ce débat liturgique sur la célébration de la Pâque fait ressortir l’autorité souveraine qu’exerçaient les successeurs de saint Pierre, au IIè siècle, en Orient aussi bien qu’en Occident [Les Apologistes chrétiens au IIè siècle, Tatien, Hermias etc., leçon XIX, p. 397 et suiv.]. C’est pourquoi nous ne reviendrons là dessus que pour déterminer le rôle de saint Irénée dans cette mémorable discussion. Or, l’évêque de Lyon ne conteste nullement au souverain Pontife le droit d’excommunier les Orientaux; de plus, il partage son sentiment sur le fond même de la question. Seulement, il estime que la gravité de celle sentence comminatoire n’est pas en rapport avec le peu d’importance du point en litige. A son avis, au lieu de déployer une si grande servilité dans une affaire de pure discipline, qui ne louche pas au dogme, il vaudrait mieux user de la tolérance qu’avaient montrée les prédécesseurs de Victor. Voilà toute la substance de sa lettre au pape, dont Eusèbe nous a conservé un fragment [Eusèbe, Hist. ecclés., V, 24].  C’est une remontrance respectueuse, telle que tout évêque catholique pourrait en adresser une, en pareil cas, au chef de l’Église; mais il faudrait vouloir s’aveugler soi-même pour y trouver la négation d’un droit quelconque. Cette tentative de conciliation fait honneur au caractère de saint Irénée dont elle prouve le zélé pour les intérêts de l’Église; il est même probable qu’elle eut un plein succès auprès du pape, en l’empêchant de donner suite à la menace d’excommunication qu’il avait lancée contre Polycrate d’Éphèse el ses partisans: c’est du moins le résultat qu’attribue à celle intervention pacifique saint Anatole d’Alexandrie, dans son Livre sur la Pâque composé vers la fin du IIIè siècle. En tout cas, cette démarche entreprise par l’évêque de Lyon dans un esprit de modération et de charité chrétienne ne contredit d’aucune façon le sentiment qu’il exprime ailleurs sur la suprématie de l’Église romaine. » (FREPPEL, pp. 23-24)

Objection annexe : saint Irénée aurait parlé de l’Eglise de Jérusalem comme supérieure à celle de Rome

Des anti-romains objectent que saint Irénée aurait parlé de l’Eglise de Jérusalem comme de la plus importante. Nous répondons à cela dans notre article:

Des Pères de l’Eglise ont-ils placé le siège de Jérusalem au dessus de celui de Rome ?

III) Une autre preuve de la Papauté chez saint Irénée : sa mission à Rome après l’épreuve de martyrs de Lyon

C’est à Rome que saint Irénée se rendit lui-même après le martyr de saint Pothin et des autres chrétiens de Lyon, pour y porter la Lettre des martyrs de Lyon et de Vienne (Histoire ecclésiastique, V, 4). Saint Jérôme dit dans sa notice biographique de saint Irénée :

« Prêtre sous Photin, évêque de Lyon dans les Gaules, fut envoyé par les martyrs de cette ville à Rome, pour obtenir une solution sur diverses questions qui s’étaient élevées dans l’Eglise. Il présenta à l’évêque Eleuthère des lettres pleines de témoignages honorables. » (Les hommes illustres, Chapitre XXXIV)

Saint Irénée se rendit donc à Rome « pour obtenir une solution sur diverses questions qui s’étaient élevées dans l’Eglise« . Pourquoi cela si Rome n’a pas d’autorité supérieure ?

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