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« Il n’est pour l’âme aliment plus suave que la connaissance de la vérité » (Lactance)

La condamnation par le Pape Innocent III du Sac de Constantinople de 1204

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Il est courant d’entendre lors de la critique des Croisades, spécialement de la part des Orthodoxes, qu’un crime célèbre fut commis par les croisés lors de l’une d’elle. Il s’agit du sac et du massacre de Constantinople d’avril 1204 ! Et ils ont entièrement raison : des croisés se sont rendus coupables de ce crime atroce ! En revanche, là où ils ont tort, c’est lorsqu’ils se mettent à dire que ce crime aurait été consubstantiel aux Croisades et aurait été commis au nom de la religion et avec la bénédiction des clercs… C’est l’inverse qui est vrai ! Le motif du massacre (motif qui, je le précise, ne l’excuse en rien) fut que l’empereur de Constantinople fit venir les croisés dans sa ville en leur promettant de l’aide financière et matérielle pour la suite de leur Croisade ; mais une fois arrivés à Constantinople, les croisés se virent refusé ce qui leur fut promis, et par vengeance il ravagèrent la ville ! On est bien loin du motif religieux ! Plus encore : la nouvelle provoqua la sainte colère du Pape Innocent III (1198-1216) lorsqu’elle arriva à Rome ! Voici ces mots :

« A Baudouin comte de Flandres et du Hainaut. Tu as accepté d’assumer la tâche de délivrer la Terre Sainte de la main des infidèles. Vous aviez interdiction, sous peine d’excommunication, d’attaquer des terres chrétiennes, à moins qu’ils aient refusé de vous laisser passer ou qu’ils aient refusé de vous aider, et même dans ce cas-là, vous aviez ordre de ne rien faire contre les ordres de mes légats. Vous n’aviez aucun droit ni aucune prétention sur les terres grecques. Vous étiez tenus par un serment solennel devant Notre Seigneur et pourtant, vous avez totalement méprisé ce serment. Ce n’est pas contre les infidèles, mais contre les chrétiens que vous avez élevé l’épée. Ce n’est pas Jérusalem, mais Constantinople que vous avez prise. Vos esprits ne désiraient pas des richesses célestes, mais les richesses du monde. Mais par-dessus tout cela, rien à vos yeux n’a trouvé grâce, ni l’âge, ni le sexe. Sous les yeux du monde entier, vous vous êtes abandonnés à la débauche, à l’adultère et à la prostitution. Non seulement vous avez violé des femmes mariées et des veuves, mais aussi des jeunes femmes et des vierges dont les vies étaient consacrées à Dieu. Non seulement vous avez pillé les trésors de l’Empereur et des citoyens, riches et pauvres, mais vous avez même dépouillé les sanctuaires de l’Eglise de Dieu. Vous vous êtes introduits dans des lieux saints, y avez volé les objets sacrés sur les autels, même les croix, et pillé d’innombrables images et reliques de saints. Il ne faut pas être alors surpris de ce que l’église grecque, ainsi violentée, rejette ensuite toute obéissance au siège apostolique. Il ne faut pas s’étonner qu’elle ne voie chez les latins rien d’autre que traitrise et œuvres du diable, et les regardent comme maudits.

Au Doge, Enrico Dandola de Venise. C’est toi qui as délibérément détourné une armée croisée, dont la destination était de faire la guerre aux Saracènes. Tu as méprisé mon légat et méprisé l’excommunication que j’ai lancée sur toi. Tu as rompu tes vœux de chrétien, et tu as dépouillé les églises et leurs trésors. Dis-moi, si tu le peux, comment pourras-tu trouver la Rédemption, toi qui as détourné une armée chrétienne destinée à la Terre Sainte ? Avec cette grande et puissante armée, non seulement Jérusalem, mais aussi une partie de la Mésopotamie aurait pu être prise. La preuve en est qu’une armée qui a pu si aisément prendre la Grèce et Constantinople, aurait également pu capturer Alexandrie et la Terre Sainte de la main des infidèles. » (Pape Innocent III, Lettre au comte de Flandres et au Doge de Venise en condamnation des massacres commis par eux à Constantinople, cité dans la Gesta Innocentii, James M. POWELL, The Deeds of Pope Innocent III, 2007 ; cité dans Ernle BRADFORD, The Sundered Cross)

Mais ce n’est pas tout. Il y a encore beaucoup à dire sur ce triste épisode. Cette remarquable et autoritaire condamnation des massacres provoqués par l’armée croisée détournée en avril 1204 par le doge de Venise réfute la croyance longtemps maintenue dans les milieux cacodoxes, selon laquelle le désastre du 12 avril 1204 aurait fait partie d’une diabolique entreprise du pape pour conquérir les trésors de Constantinople. La réalité est tout autre, comme le montrent ces extraits. Ajoutons à cela un fait, qui n’excuse en rien la tuerie de 1204, mais qui servira à réfuter les historiens qui diffusent des analyses biaisées et partielles concernant la situation complexe des relations internationales et économiques à l’époque des croisades, en particulier au tournant du XIIIe siècle. En effet, en avril et en mai 1182 s’était produit une gigantesque tuerie à Constantinople, provoquée par l’armée d’Andronic Comnène, l’ennemi acharné de l’ancien empereur Manuel Ier, laquelle, aidée d’une partie des citoyens de la ville, massacra sans distinction la population latine.

« Le peuple courut aux armes ; des côtes de l’Asie, le tyran envoya ses troupes et ses galères seconder la vengeance nationale ; et la résistance impuissante des étrangers ne servit qu’à motiver et redoubler la fureur de leurs assassins. Ni l’âge, ni le sexe, ni les liens de l’amitié ou de la parenté ne purent sauver les victimes dévouées de la haine, de l’avarice et du fanatisme. Les Latins furent massacrés dans les rues et dans leurs maisons ; leur quartier fut réduit en cendres ; on brûla les ecclésiastiques dans leurs églises, et les malades dans leurs hôpitaux. On peut se faire une idée du carnage par l’acte de clémence qui le termina : on vendit aux Turcs quatre mille chrétiens qui survivaient à la proscription générale. Les prêtres et les moines se montraient les plus actifs et les plus acharnés à la destruction des schismatiques ; ils chantèrent pieusement un Te Deum lorsque la tête d’un cardinal romain, légat du pape, eut été séparée de son corps, attachée à la queue d’un chien, et traînée, avec des railleries féroces, à travers les rues de la ville. » (Edward GIBBON, Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, chap. 60)

D’ailleurs, sans que cela n’excuse rien, le sac de 1204 n’aurait pas été si terrible si les Latins de Constantinople survivants ou leurs descendants n’y avaient pas vu une occasion de vengeance.

En réalité, les inimités entre les nationaux « grecs » et les nationaux des républiques italiennes (ou d’autres « latins » ou « francs » venus d’ailleurs) trouvaient essentiellement racine, d’une part dans la suprématie que la classe marchande vénitienne avait commencé à prendre sur celle des Grecs et même à Constantinople depuis un ou deux siècles. D’autre part, il faut aussi considérer les incessantes intrigues politiques qui rythmaient à cette époque le trône romain d’Orient. Le massacre de 1204 fut possible, essentiellement à cause des intrigues conduiront au conflit entre le clan « pro-latin » de la régente Marie d’Antioche et l’ambitieux protosébaste Alexis Comnène, le clan de la courageuse princesse porphyrogénète Marie Comnène et de son mari Renier de Montferrat, et le clan « anti-latin » du célèbre Andronic Comnène, cousin et ennemi intime du regretté empereur Manuel Ier. Ce seul épisode, résumé ici en quelques passages, permettra de comprendre la complexité des intrigues politiques et économiques de cette époque. Il permettra de méditer ensuite sur les implications temporelles supplémentaires des querelles ecclésiastiques qui ont conduit, un siècle plus tôt, au schisme de certains membres de l’église grecque.

On tient généralement que l’empereur Manuel (mort en septembre 1180), puis la régente Marie d’ Antioche (elle-même fille de Raymond de Poitiers et de Constance de Hauteville) et le protosébaste Alexis, conduisaient une politique favorable aux intérêts latins. Il est sans doute exact que dans certains domaines de l’économie ou de la politique, l’influence quasi-exclusive que c’était approprié ce protosébaste devait faciliter les affaires des clans « latins » auxquels il s’était attaché. Mais il serait complètement absurde et binaire, que de penser que se jouait là une sorte de vaste « complot latin » contre la nation grecque. D’ailleurs, la réaction à la politique latine du protosébaste vient en premier lieu de membres de la famille Comnène, inquiets de voir évoluer le pouvoir de cet ambitieux, qui pourrait finir par susciter un coup d’état, emprisonner les uns, et crever les yeux des autres, en particulier d’Alexis II qui n’est encore qu’un enfant, bien qu’il ait déjà été marié en 1180 à Agnès de France, fille de Louis VII à la suite de l’alliance conclue en 1179 entre celui-ci et l’empereur Manuel Ier, sur les bons conseils du pape Alexandre III.

En outre, l’empereur Manuel Ier n’était pas spécialement « pro-latin », mais il était un grand et sage monarque chrétien qui imposa le respect à toute son époque, tout en étant le fidèle allié de la papauté. Il fut célébré en Orient comme en Occident pour l’excellence de son règne. Excellent coordinateur des Croisades, il participait aux joutes des chevaliers d’Occident. Dans les années 1159-60, il scella l’alliance historique entre Byzance et le Royaume croisé de Jérusalem, bien que la reconquête de l’Egypte n’eut pas le succès escompté. Dans le même temps, il était un souverain maitre dans sa politique. Il soutint activement la ligue lombarde contre Frédéric II, et il fut l’allié de beaucoup de cités italiennes, lombardes, de Pise ou de Gênes. En revanche, une opposition définitive naquit entre l’empereur et Venise à partir de 1171. Cette opposition, qui aurait dû rester insignifiante, devint cruciale après la mort de ce grand prince. Et elle illustre le changement de paradigme qui s’opère déjà à cette époque, qui voit naitre des nouvelles puissances économiques, concentrant d’immenses réseaux d’argent sur de petits territoires, puissances d’argent d’un nouveau genre et dont Venise est l’exemple type. Ainsi, il est aussi absurde d’affirmer que Manuel Ier était « pro-latin » qu’il serait de dire qu’il était « anti-latin ».

En 1181, une coalition originale d’aristocrates, grecs et latins, se forma autour de la jeune princesse Marie Comnène, unique fille de Manuel Ier et de sa première femme, Berthe de Sulzbach. De plus, le clan de la réaction contre le parti du protosébaste Alexis est lui aussi lié à d’autres réseaux d’influences et de mercenaires occidentaux, vu que Marie elle-même est une « métisse » gréco-franque et que son mari est lui-même un « latin », fils cadet issu de l’illustre famille de Montferrat. Marie et René parviennent à réunir autour d’eux une partie de l’aristocratie, notamment ses cousins Jean et Manuel, fils d’Andronic, mais aussi l’éparque Jean Kamatéros et le général Andronic Lapardas. Choniatès rapporte qu’un complot est prévu pour assassiner le protosébaste lors de festivités, mais que ce plan est démasqué par la trahison d’un soldat, ce qui conduit à l’échec du renversement du gouvernement. Si une partie des acteurs du coup d’état sont arrêtés, (à l’exception du général Lapardas) Marie et René, en revanche, sont piégés à Constantinople. Ils trouvent refuge dans la basilique Sainte-Sophie, où ils sont littéralement protégés par la population, ainsi que par le patriarche Théodore le Boradiote. Et lorsque la régente Marie d’Antioche et le protosébaste menacent de faire envahir par la force la basilique Sainte-Sophie, ce sont, toujours selon Choniatès, « des Italiens bien armés et des Ibères courageux venus d’Orient pour des raisons commerciales », qui s’ajoutent à la foule pour protéger le sanctuaire où s’était retranché le courageux couple de Marie la grecque et René le latin qui disposent du soutien populaire. Cet épisode du « siège de Sainte Sophie » est resté célèbre par les auteurs des chroniques de cette époque. Toutefois, il est clair qu’une partie du soulèvement populaire allait tourner à l’émeute indifférenciée. D’abord dirigée par trois prêtres et concentrée autour de la basilique, le mouvement se forma en émeutes progressant jusqu’aux portes du grand palais. La fronde dura sept jours, pendant lesquels, malgré l’ardent soutien qu’ils avaient reçu, Marie et René étaient politiquement isolés et sans grands moyens pour contrôler les débordements des factions. Au bout de sept jours de révolte, le protosébaste fit envoyer la troupe sous les ordres d’un général, un certain Sabbatios d’Arménie. Pendant de longues heures autour de la place Augoustaion, des combats de rues intenses éclatent entre les partisans de la princesse Marie et les troupes impériales. Acculés jusque dans l’avant-nef de la Basilique se trouvent Marie et René, à la tête de sa garde personnelle comptant une grosse centaine d’hommes. Les troupes impériales n’osèrent toutefois pas approcher davantage la basilique. D’autre part, devant l’évidence de l’issue de combat, une initiative est prise par le patriarche pour obtenir l’arrêt du conflit. En outre, plusieurs nobles, tels qu’Andronic Kontostéphanos et Jean Doukas Kamatéros, rencontrent René et Marie pour leur demander d’accepter une trêve et une amnistie qui leur garantirait leur complète sécurité et intégrité de biens et titres. A la suite d’une rencontrer avec la régente Marie et Alexis, une paix est conclue.

Il existe de nombreux débats entre historiens anciens et modernes, pour déterminer à quelle époque de l’année se sont déroulés ces évènements. Les hypothèses vont entre le mois de février 1181 et le mois de février 1182. Quoiqu’il en soit, c’est en profitant du désordre lamentable dans lequel Alexis et la fragile Marie d’Antioche avaient plongé le gouvernement impérial et Constantinople, que l’ambitieux Andronic Comnène prit l’initiative de lancer ses troupes sur la cité impériale avec le prétexte de garantir la sécurité du jeune empereur Alexis II. En effet, à la suite du coup d’état raté, ses deux fils demeurent emprisonnés au Grand Palais à Constantinople. Andronic, qui avait préparé ses troupes depuis plusieurs mois, et envoyé plusieurs lettres critiques au jeune empereur, affronte les troupes impériales, vraisemblablement au mois de mars 1182, qu’il bat à Nicomédie. Le général Andronic Ange, vaincu, ainsi que le général Andronic Kontostéphanos, font alors alliance avec Andronic Comnène, renversant ainsi le jeu politique en Grèce. Il faut toutefois dire un mot sur les origines de l’ambition d’Andronic, qui n’est pas motivé seulement par la libération de ses deux fils. Fils d’Isaac comnène, frère de l’empereur Jean II Comnène, Andronic est né la même année que son cousin Manuel Ier. Après avoir passé une partie de son enfance comme otage auprès d’un sultan mahométan régnant à Iconium, il fut également élevé un temps avec son cousin Manuel. Par la suite, pourtant, et bien que les deux cousins aient eu jusque-là de bons rapports personnels (Manuel lui avait confié d’importants thèmes), Andronic va tenter à plusieurs reprise de renverser celui-ci. Une première fois en 1154 à la suite de la campagne de Hongrie, puis, emprisonné à la cour par Manuel, il parvient à s’enfuir en 1164 vers la Russie où il cherche à se faire reconnaitre empereur byzantin auprès du prince Iaroslav Ier, lequel ne le soutient pas et le renvoie à Constantinople où il doit lamentablement s’excuser auprès de son cousin, après cette nouvelle trahison. Malgré ce nouveau pardon du très magnanime Manuel, Andronic provoque encore des troubles à la cour, critiquant la politique des mariages de Manuel avec des « princes étrangers ». Excédé, Manuel fait preuve d’une dernière preuve de clémence en exilant Andronic vers la Cilicie en 1166, d’où il s’enfuit en détournant des recettes d’impôts. Il se réfugie paradoxalement en Palestine croisée, où il « s’illustre » définitivement comme un aventurier amateurs de femmes. Il séduit tour à tour la sœur de Bohémond III (qui est aussi la sœur de l’impératrice Marie d’Antioche, la nouvelle femme de Manuel Ier), puis sa cousine Thédora, jeune veuve du même Bohémond. Devant ce dernier affront, Manuel n’a plus d’autre choix que de demander à Amaury Ier de Jérusalem (qui avait succédé à Bohémond) de mettre Andronic aux arrêts et de lui faire crever les yeux. Amaury n’a que le temps de faire saisir les possessions d’Acre et de Beyrouth (qu’il lui avait donné en fief) tandis qu’Andronic parvint encore à prendre la fuite avec sa concubine, cette fois-ci auprès de l’émir Nour Ad-Din. Pendant une douzaine d’années, Andronic voyage de cours en cours, où il se met systématiquement au service d’émirs musulmans, jusqu’à occuper une forteresse que lui donne un émir turc en Chaldée. Vivant principalement d’incursions et de pillages, éventuellement d’opérations de mercenariat, Androinic mène une vie de chevalier-brigand. Pendant ce temps, sa tête est toujours mise à prix par Byzance. Sa compagne Théodora est finalement capturée par le gouverneur de Trébizonde, Nicéphore Paléologue. Pardonné une nouvelle fois par son cousin, Andronic, qui a près de soixante-ans, rentre à Byzance en 1180. Le grand roi Manuel Ier, qui meurt en septembre de la même année pensait peut-être que l’épuisement de l’âge aurait fait renoncer son cousin à toute tentative de prise de pouvoir. Or, le règne de Manuel fut respecté pour la stabilité de son gouvernement. Tandis qu’il laisse derrière lui un jeune enfant et une veuve qui se retrouve seule face à la méfiance plus ou moins policée qui fut toujours entretenue à son égard, à cause de ses origines occidentales. En outre, cette situation de régence, devant être portée par une malheureuse femme qui n’avait sans doute pas les ressorts personnels pour assumer la suite du règne énergique de son mari, était une relative nouveauté dans le système politique de la dynastie Comnène, ou plus exactement, cette situation ne pouvait que susciter l’action d’opportunistes aristocrates et l’infiltration d’intérêts étrangers au gouvernement souverain de l’empire.

Andronic se trouve donc encore dans son exil militaire de Paphlagonie lorsqu’il pressent que l’heure est pour lui enfin venue de réussir là où il a toujours échoué devant son cousin. Le chaos politique à Constantinople, le cynisme du gouvernement d’Alexis et l’isolement politique du parti de Marie et René rendirent possible la « tranquille » conquête d’Andronic. Comme il l’avait déjà fait en se révoltant contre son cousin, il se présente devant le peuple comme l’adversaire du parti latin, bien que nous ayons vu que dans sa vie tumultueuse, Andronic se soit toujours appuyé sur des alliances étrangères pour conspirer contre l’empereur Manuel et qu’il ait servi de nombreux seigneurs musulmans pendant sa longue fuite des années 1170. Quoiqu’il en soit, la population de Constantinople, comme dans les siècles passés, demeure habitée par cette passion des extrêmes. Le surgissement des armées d’Andronic, en mars 1182, a presque immédiatement déclenché un mouvement de pogrom « anti-latin » dans toute la ville. L’extrait d’Edward Gibbon, cité plus haut et qui est fondé sur les témoignages des rescapés qui purent s’enfuir vers la Syrie, suffit à faire réaliser l’ampleur du massacre qui s’est produit pendant ces journées sanglantes. Par ailleurs, nous avons vu que les troupes de partisans réunis autour de l’héroïque couple Marie et René, étaient aussi bien locaux que « latins ». De plus, pendant les sept jours de révolte du siège de Sainte-Sophie, les chroniqueurs ne rapportent aucune violence particulière qui aurait été faites contre les quartiers latins. En revanche, avec l’arrivée d’Andronic, la violence semble se déchainer tout d’un coup, comme si elles se trouvaient légitimées par un prince, indigne, mais qui passait alors pour le champion national. Ajoutons encore que la prétendue « tyrannie » des « latins », hormis le problème des troupes croisées, concernant essentiellement des questions d’avantages fiscaux et de droits accordés aux marchands « latins ». Il y a donc tout à penser que les raisons de la « haine » et de l’ampleur du massacre des quartiers latins en 1182, fut également en partie appuyée par une partie de la classe marchande grecque, ainsi peut-être que les sénateurs qui avaient été écartés par les précédents empereurs.

Maitre de la ville, Andronic, aventurier mille fois rompu aux tactiques politiciennes, autant qu’aux stratégies militaires, sait qu’il a en face de lui un jeune empereur sans pouvoir. Andronic commença par s’occuper du désormais très faible protosébaste Alexis, en lui faisant crever les yeux et jeter en prison. Quant à Marie la régence, il la fit proprement enfermer dans un couvent. Pour temporiser son propre agenda, il fit recouronner le jeune Alexis dans la basolique Sainte Sophie au mois de septembre. Alexis II fut décrit par Nicétas Choniatès comme :

« Ce jeune prince si plein de vanité et d’orgueil et pourtant si démuni de tout talent et de toute capacité qu’il était incapable de faire la moindre chose… Il passait sa vie à jouer ou à chasser, tout en acquérant l’habitude de vices invétérés ».

L’insouciance d’Alexis semble être une faible expression, puisqu’Andronic l’oblige à signer l’arrêt de mort de sa propre mère, la Régente Marie, qui est étranglée dans sa cellule. Il fait également nommer comme Patriarche le faible Basile II Kamatéros. Le règne d’Andronic sera aussi court que son ambition le consuma toute sa vie. Dès septembre 1183, sans état d’âme et sans résistance, il fait étrangler Alexis II dans son sommeil et fait jeter son corps dans le Bosphore. Il se fait alors couronner empereur et absoudre de ses anciens parjures par le patriarche Basile. Il cause aussi un grand scandale en se mariant de force avec la jeune Agnès de France, de cinquante ans sa cadette. Etrangement, la courte politique de gouvernement d’Andronic sera remarquablement portée par une volonté de réformer l’administration, de supprimer les abus, notamment en matière d’impôts, de privilèges, de droits spéciaux, etc. Toutefois, cette politique, qui était de toute façon inévitable au vu de la situation grave de l’empire à ce moment, reflète également une facette intéressante à considérer, car s’il taxe désormais davantage les marchands « latins », il octroie des privilèges fiscaux aux marchands juifs et musulmans et signe même un traité militaire avec Saladin contre les états croisés. Acculé par les résistances de la noblesse féodale byzantine qui goute guère son « socialisme » fiscal et par les incursions des normands de Sicile qui arrivent en aout 1185 devant Constantinople, Andronic doit en plus faire face à la révolte d’Isaac Ange Comnène, lequel rassemble la foule électrisée de Constantinople qui le proclame empereur. Andronic doit alors prendre la fuite avec sa suite, mais il est rapidement rattrapé par la flotte impériale. La mort d’Andronic est particulièrement brutale et cruelle. Amené devant Isaac Ange, il a la main droite coupée, on l’attache à un cheval galeux et on le place sur un pilori sans eau, ni nourriture. Pendant plusieurs jours, des passants s’acharnent sur lui : il est ébouillanté, il a un œil arraché, puis pendu par les pieds entre deux piliers.

Les historiens ont longtemps vu dans Andronic l’une des figures les plus frappantes du moyen-âge byzantin et ses courtes politiques de réformes dans l’administration du royaume, louées par les uns (non sans quelques motifs romantiques) est modérée par d’autres qui notent tout d’abord qu’une telle politique était de toutes façon inévitable, du moins dans certains aspects, puisqu’elle fut poursuivie sans succès par Isaac II Ange et que par ailleurs, la façon brutale avec laquelle Andronic entendait faire appliquer ses réformes lui attira l’inimité non seulement de la noblesse, mais aussi d’une partie de la population populiste, qui l’avait soutenue lors de son entrée à Constantinople.

Enfin, Isaac II Ange, qui avait renversé Andronic, ne se montra pas plus capable que lui de rétablir la situation de plus en plus anarchique de l’administration générale de l’Empire. Mais l’évènement capital du règne d’Isaac II fut la trahison du traité de septembre 1188 conclu entre l’empereur germanique Frédérique Barberousse et Isaac. Cet accord prévoit de laisser passer les troupes de l’empire d’Occident par le territoire byzantin, à condition que ces dernières s’abstiennent de toute violence. En effet, Frédérique Barberousse avait pris le chemin de la Croisade le 27 mars de cette années-là, quelques mois après la prise de Jérusalem par Saladin. Or, peu de temps après le départ des armées occidentales, Isaac II Ange retint prisonniers les ambassadeurs de Frédérique II et conclut un accord militaire avec Saladin, s’engageant à combattre les croisés à ses côtés. Aussi, lorsque l’empereur romain germanique arrive à la frontière de l’empire byzantin, ses troupes se trouvent bloquées par les troupes de l’empire d’Orient. Fou de rage, Frédérique menace d’attaquer les frontières byzantines sans libération de ses ambassadeurs, qui sont finalement libérés le 19 octobre 1189. Ceux-ci informent l’empereur germanique de l’alliance militaire entre Saladin et Isaac II. Frédéric dut se frayer lui-même un chemin jusqu’à Andrinople, mettant partout en déroute les troupes impériales, où un traité est finalement signé en février 1190, par lequel Isaac II Ange, affaibli et confondu, s’engage à laisser passer l’empereur germanique et à fournir des vivres à son armée croisée. Saladin n’ayant pas été prévenu de ces évènements, l’armée croisée se lancent contre le sultan Kilic Arslan d’Iconium, qu’ils défont au printemps 1190. Le roi Frédéric II meurt au passage de Selef le 10 juin 1190. Quant à Isaac, il aura encore à affronter les mouvements séparatistes qui se déclarent ici et là dans l’empire. Il est détrôné en avril 1195 par son frère Alexis III. C’est ce dernier qui régnait à l’occasion du siège de 1204. En effet, Alexis IV, le fils d’Isaac II, s’était réfugié à Venise où il fit alliance avec le doge Enrico Dandolo en promettant de récompenser les troupes qu’il pourrait lui fournir par ses fiefs et des richesses. C’est ainsi que vint à Dandolo de détourner la Quatrième Croisade sur Constantinople. Il a parfois été avancé que Dandolo prit l’initiative de détourner cette armée à cause d’une vieille haine envers Byzance, parce qu’il se serait fait crever un œil (ou les deux) par l’empereur Manuel Ier lors d’une ambassade en 1172. Plus vraisemblablement, les quelques traits que nous avons jetés sur ces personnages et ces évènements qui précèdent ceux décrit dans la lettre du pape Innocent III, permettront au lecteur d’avoir une idée des querelles temporelles, purement politiques ou économiques, qui entouraient l’époque des croisades. L’essence de l’idée des croisades armées est bonne en soi, car il était légitime et même moralement obligatoire pour les trônes catholiques d’Orient et d’Occident que de libérer la Terre sainte et d’autres illustres terres chrétiennes politiquement occupées par l’hérésie. Au vu des conditions générales de l’humanité de cette époque, il était difficilement imaginable que cette entreprise, qui n’était que l’expression temporelle des exigences de la foi chrétienne, ne rencontre pas de pareilles contraintes, qui ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres.